Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/119

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Jeudi 24 (janvier).

Ton Victor ne s’occupera ce soir que de toi. Chère amie, il y a juste une semaine à cette heure que nous allions chacun de notre côté à ce bal où ton mari devait tant souffrir de ne pas porter ce titre aux yeux de tous. Si tu avais été à moi, Adèle, je t’aurais emportée dans mes bras loin de tous ces importuns, j’aurais veillé pendant que tu aurais dormi sur ma poitrine, cette triste nuit aurait été moins douloureuse pour toi, mes soins et mes caresses auraient calmé tes douleurs. Le lendemain tu te serais éveillée à mes côtés, tout le jour tu m’aurais vu à tes pieds, prêt à prévenir tes moindres désirs, et à chaque nouvelle souffrance j’aurais opposé un nouveau soin. Au lieu de tout ce bonheur, ma bien-aimée Adèle, que de gênes ! que de contraintes !

Cependant cette torture n’a pas été sans quelque enchantement. Lorsque après avoir longtemps épié un moment de solitude et de liberté, je pouvais entrer sur la pointe du pied dans ta chambre et m’approcher de ce lit où tu reposais si jolie et si touchante, va, j’étais bien récompensé de l’ennui du bal et de l’insipidité de tout ce monde d’étourdis et de folles. Il ne m’eût été permis que de baiser tes pieds que c’eût été pour moi un bien grand bonheur. Et si, après m’avoir longtemps repoussé, tu m’adressais enfin une parole douce et émue, si je pouvais lire dans ton regard charmant et demi-voilé un peu d’amour pour moi au milieu de tant de souffrances, Adèle, alors je ne sais quel mélange de tristesse et de joie s’emparait tumultueusement de tout mon être, et je n’aurais pas donné cette sensation déchirante et délicieuse pour toute la félicité des anges.

L’idée que tu étais ma femme et que cependant c’était d’autres que moi qui avaient le droit de t’approcher, me désolait. Oh ! il faut que ces contraintes soient bientôt brisées, il faut que ma femme soit ma femme et que notre mariage devienne enfin notre union. On dit que la solitude rend fou, et quelle solitude pire que le célibat ? Tu ne saurais croire, chère amie, à quels inconcevables mouvements je suis livré ; la nuit, dans mes insomnies, j’embrasse mon lit avec des convulsions d’amour en pensant à toi ; dans mes rêves, je t’appelle, je te vois, je t’embrasse, je prononce ton nom, je voudrais me traîner dans la poussière de tes pieds, être une fois à toi, et mourir.