Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/159

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mes yeux l’objet de coups d’œil impudents. J’aurais voulu t’avertir, mon Adèle, mais je n’osais, car je ne savais quels termes employer pour te rendre ce service. Ce n’est pas que ta pudeur doive être sérieusement alarmée ; il faut si peu de chose pour qu’une femme excite l’attention des hommes dans la rue. Toutefois je te supplie désormais, bien-aimée Adèle, de prendre garde à ce que je te dis ici, si tu ne veux m’exposer à donner un soufflet au premier insolent dont le regard osera se tourner vers toi ; tentation que j’ai eu bien de la peine à réprimer hier et aujourd’hui et dont je ne serais plus sûr d’être maître une autre fois. C’est bien certainement à cette impatience et à cette torture que tu dois attribuer l’air chagrin dont tu m’as fait des reproches.

J’ai longtemps balancé, mon amie, avant de te parler de cette matière peut-être un peu délicate. Mais j’ai pensé que c’était à ton mari, à ton meilleur ami qu’il appartenait de t’avertir, et que ce n’était pas moins mon devoir de te protéger contre un regard insolent que contre toute autre insulte. Je ne doute pas qu’il ne suffise d’avoir appelé là-dessus ton attention, et que tu n’agissais ainsi que par distraction ou par une obéissance trop aveugle aux volontés de ta mère. Tu ne verras dans ce que je te dis ici qu’une preuve de plus de ce respect qui va jusqu’au culte et qui n’a cependant plus besoin d’être prouvé. Je suis le premier, mon Adèle bien-aimée, à rendre hommage à la bonté et aux excellentes qualités de ta mère, mais je crois qu’elle est trop peu sévère pour certaines convenances, tandis qu’elle s’en crée en revanche bien d’autres fort inutiles. Est-il, par exemple, de maxime plus malsonnante que celle dont tu me parlais, qu’on doit être plus réservée avec l’homme qu’on doit épouser qu’avec tout autre ? J’avoue qu’elle suffirait pour me faire fuir une jeune fille qui la mettrait en pratique. Toi, mon Adèle, tu as en toi un instinct exquis qui te révèle toutes les bienséances ; il y a dans ton organisation morale quelque chose de merveilleux que j’admire quand je considère combien ton âme est sortie grande et pure de toutes les fausses idées dont elle a été entourée dès l’enfance. Adieu, toi qui es un ange et que j’ose aimer. Lundi dernier à pareille heure, j’étais bien heureux. Adieu. Adieu. Dors bien. Demain matin, je tâcherai de te voir.

Je t’embrasse tendrement.

Ton mari.


Écris-moi bien long, et songe à ce portrait qui, après toi, sera pour ton Victor la chose la plus précieuse qu’il y ait au monde.