Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/19

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le jour de notre séparation ne précède de bien près le jour d’une séparation plus longue encore.

Ta mère voudrait-elle prévenir la mienne ? Je ne saurais te dire dans quels incalculables malheurs pourrait m’entraîner une pareille démarche. Ne pourrais-tu m’expliquer ce que ta maman entend par un parti quelconque ?… Écoute, le temps arrange bien des choses, ne désespère pas, mon amie, je pense que nous finirons par être heureux, sans cette douce idée, crois-tu que je supporterais les ennuis et les dégoûts dont je suis abreuvé ? Je prends mon mal en patience, je me livre avec courage à des travaux qui finiront par me rendre indépendant ; si je ne songeais à toi, à notre union, crois-tu que je me résoudrais de gaîté de cœur à joindre aux tourments de l’âme la fatigue presque continuelle de l’esprit ? Non, ce n’est point un vain orgueil qui me pousse à mériter quelque réputation, c’est dans ton intérêt seul que j’agis, et parce que je me flatte de pouvoir un jour réparer dignement tes maux et tes peines dont je suis la cause à la vérité bien involontaire. Ma vie t’appartient ; soit que tu restes mon épouse, soit que tu deviennes celle d’un autre ; dans ce dernier cas,[1]           de tout remords et de toute inquiétude j’emporterai notre secret avec moi.

Adieu, j’ai encore une foule de choses à te dire, mais il faut en finir, excuse cet indéchiffrable fatras, il fait froid, il est presque nuit, et tu ne te doutes pas du temps et du lieu que j’ai choisis pour t’écrire. Songe à ta précieuse santé, évite d’humiliantes altercations à mon sujet, informe-moi de tout le mal que l’on te dira de moi, ma vanité n’est pas encore si facile à blesser que tu parais le supposer. Es-tu bien sûre du lieu où tu caches mes lettres ? songe qu’elles pourraient te perdre. Je t’engage à les brûler. La tienne est en sûreté, si jamais elle cessait d’y être, j’en ferais le pénible sacrifice. Je ne t’en veux pas de la précaution que tu prends de ne pas me nommer dans le courant de ta lettre, cette défiance, peut-être naturelle, me prouve que tu ne me connais pas encore ; va, mon Adèle, je puis être un imprudent, mais je ne serai jamais un lâche, ni un scélérat. Je t’embrasse.

Ton mari,
Victor.

Surtout écris-moi chaque fois que tu le pourras. Je veux savoir ce qui se passe autour de toi. Adieu.

  1. Plusieurs mots illisibles.