Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/237

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Jeudi [22 août].

Comment peux-tu, Adèle, douter du bonheur que ton mari éprouve à t’écrire ! Je voudrais tant pouvoir passer dans cette seule et douce occupation mes journées longues et tristes qui ne s’écoulent plus dans mon cher Gentilly ! Souvent quand je me mets à t’écrire, mon Adèle, j’ai l’esprit fatigué par des conversations vides, la tête appesantie par le travail. Hé bien, quand c’est pour toi que j’écris, je ne m’en aperçois pas, je reviens doucement à ma pensée éternelle, les idées m’arrivent en foule et les pages se remplissent. Quelquefois je crains que mes répétitions continuelles ne t’ennuient, je cherche dans mon âme quelque chose de nouveau, mais je n’y trouve rien que tu ne connaisses déjà depuis longtemps, rien que je ne t’aie déjà redit cent fois, et si tu m’aimes comme je t’aime, cela doit te rendre heureuse. N’en doute pas, chère amie, nous avons une destinée à part dans la vie. Nous jouissons de cette rare intimité des âmes qui fait la félicité de la terre et du ciel. Notre mariage qui s’apprête ne sera que la consécration devant les hommes d’un autre mariage, de ce mariage idéal de nos cœurs dont Dieu seul a été l’auteur, le confident et le témoin. Il y a des moments, Adèle, où je m’inquiète, en songeant qu’un jour notre délicieuse union sera publique. Il me semble que le secret de notre bonheur est un bonheur de plus. Je voudrais le dérober aux regards de ces hommes : ils me l’envieront. Ô Adèle, quel ravissant avenir que celui de l’être auquel le ciel a associé le tien ! S’il est vrai que dans l’existence de tout homme la part du malheur égale celle du bonheur, je ne comprends pas quel malheur assez immense pourra compenser dignement le bonheur de te posséder. Ou plutôt, Adèle bien-aimée, je ne vois qu’un malheur, un malheur affreux, qui puisse me punir d’avoir osé jouir d’une telle félicité. Hélas ! aie, je t’en conjure, le plus grand soin de ta santé ; songe, mon ange adoré, que ma vie est toute dans la tienne, songe que je ne crains qu’un malheur au monde, et celui-là, je n’y survivrais pas.

Tu m’as laissé bien inquiet hier soir. J’espère aujourd’hui te retrouver bien portante, et apprendre que la cause de ton mal de tête d’hier n’a pas eu d’autre suite. Je l’espère, il faut bien que je l’espère. Adieu, mon Adèle, ton mari t’embrasse bien tendrement, adieu, ange, mon bien, ma vie.