Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/259

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Vendredi, huit heures du soir [6 septembre][1].

Eh bien, y a-t-il eu, aujourd’hui quand je suis entré, dans tes paroles ou dans ton regard rien qui annonçât quelque regret de ce que nous aurions pu nous voir une heure et demie plus tôt et dîner l’un près de l’autre ? Adèle, tu étais aussi riante que je l’aurais été si j’eusse passé la journée entière à tes côtés. Cette gaîté m’a produit une impression telle que j’ai eu besoin de sortir un moment. Je suis resté dehors pour voir si tu t’apercevrais de mon absence. C’est au bout de trois quarts d’heure que tu es venue avec le même front serein nous prier de passer dans la chambre à coucher. J’ai présumé que quelqu’un de la maison t’avait fait remarquer que je n’étais pas là. Ainsi la moitié du temps que je devais passer près de toi s’est écoulée, sans que tu aies daigné faire attention à mon absence. Il était plus de sept heures quand nous sommes descendus au jardin et je suis rentré ici à sept heures trois quarts. Tu vas me dire que tu as été retenue, que tu n’as pu faire autrement, je veux le croire, Adèle, quoique je sache que tu peux assez généralement ce que tu veux fortement ; mais je suis loin de prétendre exciter en toi une volonté forte, je ne me juge pas fait pour tant de bonheur. Ce qui eût dépendu de toi, Adèle, c’eût été de me témoigner par un signe un peu de regret, un peu de chagrin. Je me trompe. Cela ne dépendait pas de toi, ce regret et ce chagrin n’étant pas dans ton cœur, tu as bien fait, oh oui ! tu as bien fait de te montrer telle que tu es pour moi. Seulement à l’avenir songe bien qu’il faudra que tu te montres à moi toujours ainsi, froide et indifférente ; des marques d’amour me désoleraient parce que bien certainement elles seraient feintes, par bonté et par pitié, il est vrai, mais n’importe, Adèle, aucune hypocrisie ne doit entrer dans ton âme, même par générosité. Je te le répète, il faut que je te voie toute la vie telle que tu as été depuis hier soir, insouciante de mes peines et de mon amour. Si tu étais autrement, tu ne serais plus toi-même, je penserais que c’est une tendresse dictée par cette lettre. Non, ne me donne jamais de ces témoignages d’amour dont je t’accable, je n’y crois plus. Ils me feraient mal. Tout est fini de ce côté. J’ai observé à fond, ce soir, tout ce qu’il y a pour moi dans ton âme, j’y ai vu je ne sais quel sentiment qui ressemble à de la

  1. Inédite.