Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/39

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19 mars.

Ton billet m’a profondément affligé[1]. J’avais écrit quelques lignes amères, je les ai brûlées ; de quoi ai-je droit de me plaindre ? Ta lettre est prodigieusement raisonnable. Moi, je t’aimais assez pour en perdre la raison. Je suis un fou, un cerveau brûlé. Je me serais jeté pour toi dans un précipice : tu m’as arrêté avec une main de glace. Tu as même eu le courage de me railler. J’ai éludé à merveille ; selon toi, la demande que tu me faisais. Sais-tu qu’éluder veut dire tromper et conçois-tu tout ce qu’il y a de mépris dans cette phrase ? Moi, te tromper, Adèle !... Tu vois que nous ne nous connaissons plus. On a élevé un mur de fer entre nous. Tu me soupçonnes, tu te défies de moi. Non, je ne sais rien faire à merveille, pas même tromper. Tu as raison et j’admire le sang-froid avec lequel tu le déclares, il ne convient pas que nous continuions de pareilles relations. Tu consentirais, dis-tu, à ce que je te visse chez toi, parce que tu sais que cela est impossible. Je me suis déjà assez humilié. Tu es le seul être au monde près duquel mon orgueil ne soit rien. Indique-moi donc, puisque tu le désires tant, un moyen praticable de revenir chez toi, tu n’en sais pas, mais si tu en savais, me le communiquerais-tu ? C’est à mon tour, tu le vois, d’être défiant. Heureux si cette défiance n’était pas plus juste que la tienne.

Tu ne sais pas, tu ne sauras jamais, Adèle, à quel point je t’ai toujours aimée. À présent que tu vois les choses si raisonnablement, tu ne le comprendrais pas, l’expression t’en semblerait fausse ou ridicule, à toi qui n’as plus pour moi que des expressions d’amitié à demi éteinte. Si tu les connaissais, tu blâmerais sans doute les sacrifices que j’ai faits pour rester dans le même pays, dans la même ville, dans le même quartier que toi. À quoi

  1. « Je t’écris à la hâte ce mot pour te prouver l’impossibilité de continuer à t’écrire. Crois-tu, mon cher Victor, que si cela se pouvait, je ne serais pas la première à être heureuse ? Mais il est impossible que cela ne parvienne pas à se découvrir dans un quartier qui est le nôtre, où nous connaissons du monde, il est impossible qu’on ne me rencontre pas te parlant, d’autant plus qu’on sait que tu ne viens plus chez nous, et alors que deviendrais-je ? Tu n’entendrais plus parler de moi. Tu as éludé à merveille la demande que je te faisais de venir chez nous. Mon cher Victor, reviens chez nous, j’aurais tant de plaisir à te voir autorisé par maman. Au moins réponds-moi une fois seulement et dis-moi pourquoi cela ne se peut pas. J’entends venir. Adieu. »