Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/76

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Vendredi soir (30 novembre)

Depuis ce matin, chère amie, je me demande si dans l’état où je suis, je dois t’écrire et comment il faut t’écrire. J’éprouve depuis hier soir une bien violente douleur, dois-je te la faire partager ? Ou faut-il affecter en écrivant à celle pour qui je n’ai rien de caché, un cœur tranquille et un esprit serein ? C’est hier, au moment où j’allais me coucher en pensant à toi et après avoir baisé tes cheveux, que j’ai découvert quel coup on a eu l’audace et la cruauté de me porter. Une lumière hideuse a été jetée sur le caractère d’un être pour lequel la veille encore je me serais dévoué, à l’avenir duquel j’avais immolé une partie de mon avenir, pour lequel j’avais sacrifié ce produit de mes veilles que j’aurais dû considérer comme ton bien. Jusqu’ici je lui avais tout pardonné ; je n’avais vu dans sa basse envie, dans ses lâches méchancetés que la singularité incommode d’un naturel atrabilaire. — Grand Dieu, Adèle, je frémis quand je songe à qui s’appliquent ces paroles qui ne sont encore que l’expression modérée d’un mépris trop justifié. Je suis bien malheureux ! Tu es bien loin toi-même, ma noble amie, de soupçonner de qui je veux parler ; si le souvenir de ce vil drôle se présente quelquefois à ton esprit, tu l’accueilles sans répugnance, si tu parles quelquefois de lui, c’est avec amitié. Dieu ! si je te le nommais ! — Non, je ne te le nommerai pas ; je voudrais ne pas me le nommer à moi-même. — Hé bien, je souffrais tout de lui, je le plaignais même, car j’ai longtemps cru qu’il t’aimait, et j’aurais tout donné pour lui, Dieu m’en est témoin, tout, excepté toi. Mais au ciel ne plaise que tu aies jamais été souillée de l’amour de ce misérable. — Quelle nuit j’ai passée ! Quel horrible moment que celui de cette brusque transition de l’estime et de l’amitié au mépris le plus profond, à ce mépris qui empêche de haïr ! — Car jamais je ne le haïrai. Tu ne me comprends pas, mon Adèle, tu t’étonnes que ton Victor soit si violent dans son indignation, si implacable pour un tort. Adèle, tu ne sais pas ce qu’il m’a fait. Je lui pardonnais tout, je lui aurais tout pardonné, excepté cela. — Que ne m’a-t-il plutôt poignardé pendant mon sommeil ! Il n’y a qu’un être au monde envers lequel je ne puisse pas pardonner le moindre tort, même d’intention, et cet être n’est,