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À M. de Bieville[1].


Hauteville-House, 21 janvier 1863.
Monsieur,

En vous adressant l’expression de ma vive gratitude, permettez-moi de mêler une observation au remerciement que je vous dois à l’occasion de votre article du 10 janvier si excellent et si cordial pour mon fils. Vous aussi vous affirmez, avec l’autorité d’un esprit libéral, que la réintégration de Jean Valjean au bagne est « une impossibilité ». Il n’y a pourtant là, hélas, que la vérité pure et simple ; la loi telle qu’elle est appliquée par la magistrature telle qu’elle est. Vous reconnaîtrez, je n’en doute pas, en y réfléchissant, qu’il est temps de dénoncer ces excès légaux, que la conscience universelle a raison de tenir en suspicion la justice humaine, et qu’en présence de Lesurques non réhabilité et de Rosalie Doise torturée, ce qu’on appelle aujourd’hui la magistrature française mérite, non l’appui, mais la sévérité des sérieuses et généreuses intelligences comme la vôtre. Si j’étais en France sous un gouvernement libre, je prouverais par des faits extraits des sommiers judiciaires, que dans l’histoire juridique de Jean Valjean, j’ai été non au delà, mais en deçà de la réalité. Jusqu’à ce que je puisse faire cette preuve, je demande aux hommes impartiaux, tels que vous, leur neutralité. Attendez, et, la démonstration faite, les preuves données, vous serez surpris, je vous l’annonce d’avance, et vous partagerez ma douleur et mon indignation devant l’hypocrisie pénale.

Ceci, monsieur, n’est ni une rectification, ni une réclamation ; c’est l’appel d’une conscience honnête à une autre conscience honnête ; c’est une simple lettre privée qui ne demande aucune publicité, et qui d’ailleurs, sous ce régime, ne pourrait être publiée. Je tiens seulement, et de vous à moi, comme dans une causerie intime et amicale, à fixer sur un point important votre attention sérieuse, et je ne saurais, monsieur, vous donner une marque meilleure de ma cordiale estime pour votre personne et votre talent.

Victor Hugo[2].
  1. Avocat, auteur dramatique et critique théâtral au Siècle, où il fit aussi de la critique littéraire.
  2. Les Misérables, tome IV. Historique. Édition de l’Imprimerie Nationale.