à peine jour ici ; midi est un crépuscule. Ajoutez que j’ai les yeux souffrants, et vous excuserez la brièveté de ma lettre.
N’attendez rien de Lacroix pour votre publication vaillante ; il a grand’peur en ce moment ; il s’est fait prendre l’an passé pour Marat, et cette année il se fait empoigner pour Proudhon[1]. De là une forte panique chez lui et dans toute la librairie. Il faut réserver votre œuvre militante pour un temps plus brave. M. Louis Bonaparte a organisé sa littérature comme son armée. La critique bien pensante fait l’exercice de la louange et de l’injure à volonté. On acclame les vers de M. de Massa[2] et l’on hue Les Chansons des Rues et des Bois. Une parodie est intitulée Les Chansons des Grues et des Boas. Ces chansons-là, en effet, se sont fait entendre autour de mon livre. Vous, vous avez eu la populace d’Ischia. Il y a parallélisme et analogie. Les prêtres vous menacent et ils me dénoncent. As-tu déjeuné, Jacob ? est un blasphème. Il y a cent ans, on nous eût mis, vous et moi, dos à dos sur le même fagot. L’ex-vieux bon goût a fait un progrès ; de voltairien il s’est fait orthodoxe. À présent, manquer à la Bible, c’est manquer de goût. Voilà où en est le petit tapage littéraire bonapartiste et catholique. Restez là-bas, faites de grands et nobles vers, tournez vos beaux yeux de prêtresse vers l’idéal, aimez-moi toujours un peu, et là où fut la république romaine, pensez à la république française.
Permettez, madame, que je vous baise les mains.
Il va sans dire que je vous garderai de votre livre et de son titre le plus absolu secret[3].
Vous avez su, peut-être, monsieur, que j’ai eu bien mal aux yeux ; quelques journaux ont été jusqu’à me faire aveugle, honneur homérique auquel je ne
- ↑ Proudhon vécut et mourut pauvre. Le père du socialisme, comme le désigne Jacques Bourgeat,
poursuivit à travers les luttes, les condamnations, les injures, l’œuvre qu’il jugeait utile à l’humanité. Sa doctrine, exprimée pour la première fois en 1839, dans un concours organisé par
l’Académie de Besançon, affirme ses aspirations vers l’égalité sociale, vers l’indépendance morale
de chacun ; dans son mémoire : Qu'est-ce que la propriété ? — il conclut : La propriété, c’est le vol.
Victor Hugo en exil donna crédit à des bruits fâcheux qui, s’ils étaient exacts, suffiraient à déshonorer la mémoire de Proudhon. - ↑ Marquis de Massa, très assidu aux fêtes de Compiègne et de Saint-Cloud, et volontiers organisateur des plaisirs de Leurs Majestés.
- ↑ Gustave Simon. Victor Hugo et Louise Colet. Revue de France, mai-juin 1926.
- ↑ Boué de Villiers, rédacteur-gérant de L’Union républicaine de l’Eure.