Charles te raconte que je l’ai mené à Louvain. On m’y a fait grand accueil. Le bibliothécaire m’attendait à la bibliothèque, le directeur de l’Académie à l’Académie, l’échevin à l’Hôtel de Ville. On m’a donné une médaille. Le curé ne m’attendait pas à l’église. J’y suis allé pourtant. La ville était en rumeur. Les élèves de l’Université me suivaient dans la rue à distance. L’un d’eux m’a écrit : — Nous n’avons pas crié vivat de crainte de donner ombrage, à votre sujet, à notre pauvre petit gouvernement.
Chère amie, je te finis cette lettre à dix heures du soir. Je vais l’envoyer chez Serrière qui part demain matin. Plusieurs représentants, Yvan[1], Labrousse, Barthélemy[2] sont là autour de moi qui me parlent de toi et t’envoient leurs respects. J’écrirai à Abel et à Béranger, ainsi qu’à Mme Ménnechet et Lucas[3]. J’écrirai à mon Victor et à ma courageuse et charmante petite Adèle. Je dis petite, quoiqu’elle soit aussi grande que toi, mais je la vois toujours haute comme ça, disant : papa é i[4].
Remercie Meurice de sa belle et bonne lettre et embrasse toute ma Conciergerie. — À toi, à vous tous[5].
J’ai passé la journée avec Marc Dufraisse[6], lui me contant, moi écrivant. J’ai griffonné ainsi sans m’en apercevoir vingt pages de petit texte, ce qui fait, chère amie, que je suis abruti ce soir. Je voulais écrire à toute ma Conciergerie, je voulais écrire à mon Adèle chérie, et voilà que j’ai à peine le temps de t’envoyer dix lignes. Le gros paquet sera pour la prochaine fois.
C’est Mme Coppens qui te portera cette lettre. Elle part demain matin.
- ↑ Le docteur Yvan, représentant des Basses-Alpes en 1849, protesta vivement contre le coup d’État et reçut chez lui pour y délibérer les représentants restés libres. Quand la lutte fut devenue inutile, il gagna Bruxelles.
- ↑ Barthélemy Terrier, médecin, républicain convaincu, encourut deux condamnations politiques sous le règne de Louis-Philippe. Élu en avril 1848 représentant de l’Allier, il protesta contre le coup d’État, fut expulsé, passa en Belgique, puis en Angleterre où il resta toute la durée de l’Empire.
- ↑ Mme Lucas, femme d’Hippolyte Lucas.
- ↑ Papa chéri.
- ↑ Bibliothèque Nationale.
- ↑ Marc Dufraisse, avocat, élu en 1848 représentant de la Dordogne, républicain démocrate, vota en mars 1851 pour le maintien des lois de bannissement ; il fut l’un des plus énergiques protestataires pour la résistance au coup d’État ; proscrit, il se réfugia en Belgique où, pour vivre, il se fit correcteur d’imprimerie, puis passa à Zurich comme professeur de législation comparée. Rentré en France après le 4 septembre, il fut élu en 1871 représentant de la Seine, siégea à gauche, et repoussa les préliminaires de paix. Il laissa un certain nombre de publications historiques. — Le Cahier complémentaire, Histoire d’un crime, tome 2, Édition de l’Imprimerie Nationale, donne la relation de son emprisonnement à Mazas.