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LE RHIN.

représentant les trois dompteurs de lions, Milon de Crotone, Pépin le Bref et Daniel. Aux deux extrémités, il a mis Milon de Crotone, qui terrassait les lions par la puissance du corps, et Daniel, qui les soumettait par la puissance de l’esprit ; entre Daniel et Milon, comme un lien naturel tenant à la fois de l’un et de l’autre, il a placé Pépin le Bref, qui attaquait les bêtes féroces avec ce mélange de vigueur physique et de vigueur morale qui fait le soldat. Entre la force pure et la pensée pure, le courage. Entre l’athlète et le prophète, le héros.

Pépin a l’épée à la main ; son bras gauche enveloppé de son manteau est plongé dans la gueule du lion ; le lion, griffes et mâchoires ouvertes, est dressé sur ses pieds de derrière, dans l’attitude formidable de ce que le blason appelle le lion rampant ; Pépin lui fait face vaillamment, il combat. Daniel est debout, immobile, les bras pendants, les yeux levés au ciel pendant que les lions amoureux se roulent à ses pieds ; l’esprit ne lutte pas, il triomphe. Quant à Milon de Crotone, les bras pris dans l’arbre, il se débat, le lion le dévore ; c’est l’agonie de la présomption inintelligente et aveugle qui a cru dans ses muscles et dans ses poings ; la force pure est vaincue. — Ces trois bas-reliefs sont d’un grand sens. Le dernier est d’un effet terrible. Je ne sais quelle idée effrayante et fatale se dégage, à l’insu peut-être du sculpteur lui-même, de ce sombre poëme. C’est la nature qui se venge de l’homme, la végétation et l’animal qui font cause commune, le chêne qui vient en aide au lion.

Malheureusement, archivoltes, bas-reliefs, entablements, impostes, corniches et colonnes, tout ce beau porche est restauré, raclé, rejointoyé et badigeonné avec la propreté la plus déplorable.

Comme j’allais sortir de l’hôtel de ville, un homme, vieilli plutôt que vieux, dégradé plutôt que courbé, d’aspect misérable et d’allure orgueilleuse, traversait la cour. Le concierge, qui m’avait conduit sur le beffroi, me l’a fait remarquer. Cet homme est un poëte, qui vit de ses rentes dans les cabarets et qui fait des épopées. Nom d’ailleurs parfaitement inconnu. Il a fait, m’a dit mon guide, qui l’admire fort, des épopées contre Napoléon, contre la révolution de 1830, contre les romantiques, contre les français, et une autre belle épopée pour inviter l’architecte actuel de Cologne à continuer l’église dans le genre du Panthéon de Paris. Épopées, soit. Mais cet homme est d’une saleté rare. Je n’ai vu de ma vie un drôle moins brossé. Je ne crois pas que nous ayons en France rien de comparable à ce poëte-épic.

En revanche, quelques instants plus tard, au moment où je traversais je ne sais quelle rue étroite et obscure, un petit vieillard à l’œil vif est sorti brusquement d’une boutique de barbier et est venu à moi en criant : Mon-