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LE RHIN.

Cependant, dans tous les intervalles qui séparaient les princes ecclésiastiques et les princes féodaux, les commanderies des chevaliers-moines et les bailliages des communes, l’esprit des temps et la nature des lieux avaient fait croître une singulière race de seigneurs. Du lac de Constance aux Sept-Montagnes, chaque crête du Rhin avait son burg et son burgrave. Ces formidables barons du Rhin, produits robustes d’une nature âpre et farouche, nichés dans les basaltes et les bruyères, crénelés dans leur trou et servis à genoux par leurs officiers comme l’empereur, hommes de proie tenant tout ensemble de l’aigle et du hibou, puissants seulement autour d’eux, mais tout-puissants autour d’eux, maîtrisaient le ravin et la vallée, levaient des soldats, battaient les routes, imposaient des péages, rançonnaient les marchands, qu’ils vinssent de Saint-Gall ou de Dusseldorf, barraient le Rhin avec leur chaîne et envoyaient fièrement des cartels aux villes voisines quand elles se hasardaient à leur faire affront. C’est ainsi que le burgrave d’Ockenfels provoqua la grosse commune de Linz, et le chevalier Hausner du Hegau la ville impériale de Kaufbeuern. Quelquefois, dans ces étranges duels, les villes, ne se sentant pas assez fortes, avaient peur et demandaient secours à l’empereur ; alors le burgrave éclatait de rire, et, à la prochaine fête patronale, il allait insolemment au tournoi de la ville, monté sur l’âne de son meunier. Pendant les effroyables guerres d’Adolphe de Nassau et de Didier d’Isembourg, plusieurs de ces chevaliers qui avaient leurs forteresses dans le Taunus poussèrent l’audace jusqu’à aller piller un des faubourgs de Mayence sous les yeux mêmes des deux prétendants qui se disputaient la ville. C’était leur façon d’être neutres. Le burgrave n’était ni pour Isembourg ni pour Nassau ; il était pour le burgrave. Ce n’est que sous Maximilien, quand le grand capitaine du saint-empire, George de Frundsberg, eut détruit le dernier des burgs, Hohenkraehen, qu’expira cette redoutable espèce de gentilshommes sauvages qui commence au dixième siècle par les burgraves-héros et qui finit au seizième par les burgraves-brigands.

Mais les choses invisibles dont les résultats ne prennent corps qu’après beaucoup d’années s’accomplissaient aussi sur le Rhin, en même temps que le commerce, et sur les mêmes bateaux, pour ainsi dire, l’esprit d’hérésie, d’examen et de liberté montait et descendait ce grand fleuve sur lequel il semble que toute la pensée de l’humanité dût passer. On pourrait dire que l’âme de Tanquelin, qui au douzième siècle prêchait contre le pape devant la cathédrale d’Anvers, escorté de trois mille sectaires armés, avec la pompe et l’équipage d’un roi, remonta le Rhin après sa mort, et alla inspirer Jean Huss dans sa maison de Constance, puis des Alpes redescendit le Rhône et fit surgir Doucin dans le comtat d’Avignon. Jean Huss fut brûlé, Doucin fut écartelé. L’heure de Luther n’avait pas encore sonné. Dans les voies de