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FRANCFORT-SUR-LE-MEIN.

des pyrrhiques bizarres. Tout cela vit, palpite et gronde, dans la muraille même de l’église, avec le bruit que ferait un cachalot enfermé dans la grosse tonne de Heidelberg.

Cette collégiale possède un admirable Crucifiement de Van Dyck. Albert Durer et Rubens y ont chacun un tableau, un Christ sur les genoux de la Vierge. Le sujet est le même en apparence ; les deux tableaux sont bien différents. Rubens a posé sur les genoux de la divine mère un Jésus enfant, Albert Durer y a jeté un Christ crucifié. Rien n’égale la grâce du premier tableau, si ce n’est l’angoisse du second. Chacun des deux peintres a suivi son génie. Rubens a choisi la vie. Albert Durer a choisi la mort.

Un autre tableau, où l’angoisse et la grâce sont mêlées, c’est une précieuse peinture sur cuir, du seizième siècle, qui représente l’intérieur du sépulcre de sainte Cécile. L’encadrement est composé de tous les principaux instants de la vie de la sainte. Au milieu, sous une sombre crypte, la sainte est couchée tout de son long sur la face, dans sa robe d’or, avec l’entaille de la hache au cou, plaie rose et délicate qui ressemble à une bouche charmante et qu’on voudrait baiser à genoux. Il semble qu’on va entendre la voix de la sainte musicienne sortir et chanter por la boca de su herida. Au-dessous du cercueil ouvert, ceci est écrit en lettres d’or : En tibi sanctißimæ virginis Ceciliæ in sepulchro jacentis imaginem, prorsus eodem corporis situ expreßam. En effet, au seizième siècle, un pape, Léon X, je crois, fit ouvrir la tombe de sainte Cécile, et cette ravissante peinture n’est, dit-on, qu’un portrait exact du miraculeux cadavre.

C’est au centre de la collégiale, à l’entrée du chœur, au point d’intersection du transept et de la nef, que, depuis Maximilien II, on couronnait les empereurs. J’ai vu dans un coin du transept, enveloppée dans un sac de papier gris qui lui donne la forme d’un bourrelet d’enfant, l’immense couronne impériale en charpente plaquée d’or qu’on suspendait au-dessus de leur tête pendant la cérémonie, et je me suis souvenu qu’il y a un an j’avais vu le tapis fleurdelysé du sacre de Charles X roulé, ficelé et oublié sur une brouette dans les combles de la cathédrale de Reims. À la droite même de la porte du chœur, précisément à côté de l’endroit où l’on couronnait l’empereur, la boiserie gothique étale complaisamment cette antithèse sculptée en chêne : saint Barthélemy écorché, portant sa peau sur son bras, et regardant avec dédain à sa gauche le diable juché sur une magnifique pyramide de mitres, de diadèmes, de cimiers, de tiares, de sceptres, d’épées et de couronnes. Un peu plus loin, le nouveau césar pouvait, sous les tapisseries dont on le cachait sans doute, entrevoir par instants debout dans l’ombre contre le mur, comme une apparition sinistre, le spectre de pierre de cet infortuné pseudo-empereur Gunther de Schwarzbourg, la fatalité et la haine