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LE RHIN.

intelligent, architecte de la ville de Haguenau ; puis, comme la route est bonne, comme les postes de M. de Bade vont fort doucement, je m’étais endormi. Donc, vers quatre heures du matin, le souffle gai et froid de l’aube entra par la vitre abaissée et me frappa au visage ; je m’éveillai à demi, ayant déjà l’impression confuse des objets réels, et conservant encore assez du sommeil et du rêve pour suivre de l’œil un petit nain fantastique vêtu d’une chape d’or, coiffé d’une perruque rouge, haut comme mon pouce, qui dansait allègrement derrière le postillon, sur la croupe du cheval porteur, faisant force contorsions bizarres, gambadant comme un saltimbanque, parodiant toutes les postures du postillon, et esquivant le fouet avec des soubresauts comiques quand par hasard il passait près de lui. De temps en temps ce nain se retournait vers moi, et il me semblait qu’il me saluait ironiquement avec de grands éclats de rire. Il y avait dans l’avant-train de la voiture un écrou mal graissé qui chantait une chanson dont le méchant petit drôle paraissait s’amuser beaucoup. Par moments, ses espiègleries et ses insolences me mettaient presque en colère, et j’étais tenté d’avertir le postillon. Quand il y eut plus de jour dans l’air et moins de sommeil dans ma tête, je reconnus que ce nain sautant dans sa chape d’or était un petit bouton de cuivre à houppe écarlate vissé dans la croupière du cheval. Tous les mouvements du cheval se communiquaient à la croupière en s’exagérant, et faisaient prendre au bouton de cuivre mille folles attitudes. — Je me réveillai tout à fait. — Il avait plu toute la nuit, mais le vent dispersait les nuées ; des brumes laineuses et diffuses salissaient çà et là le ciel comme les épluchures d’une fourrure noire ; à ma droite s’étendait une vaste plaine brune à peine effleurée par le crépuscule ; à ma gauche, derrière une colline sombre, au sommet de laquelle se dessinaient de vives silhouettes d’arbres, l’orient bleuissait vaguement. Dans ce bleu, au-dessus des arbres, au-dessous des nuages, Vénus rayonnait. — Vous savez comme j’aime Vénus. — Je la regardais sans pouvoir en détacher mes yeux, quand tout à coup, à un tournant de la route, une immense flèche noire découpée à jour se dressa au milieu de l’horizon. Nous étions à Freiburg.

Quelques instants après, la voiture s’arrêta dans une large rue neuve et blanche, et déposa son contenu pêle-mêle, paquets, valises et voyageurs, sous une grande porte cochère éclairée d’une chétive lanterne. Mon compagnon français me salua et me quitta. Je n’étais pas fâché d’arriver, j’étais assez fatigué. J’allais entrer bravement dans la maison, quand un homme me prit le bras et me barra le passage avec quelques vives paroles en allemand, parfaitement inintelligibles pour moi. Je me récriai en bon français, et je m’adressai aux personnes qui m’entouraient ; mais il n’y avait plus là que des voyageurs prussiens, autrichiens, badois, emportant l’un sa malle,