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GIVET.

dessus desquels la clarté vespérale faisait vivement saillir une grosse tour du onzième siècle qui domine à mi-côte le petit Givet. À ma droite une autre vieille tour, à faîtage conique, mi-partie de pierre et de brique, se reflétait tout entière dans la Meuse, miroir éclatant et métallique qui traversait tout ce sombre paysage. Plus loin, au pied de la redoutable roche de Charlemont, je distinguais, comme une ligne blanchâtre, ce long édifice que j’avais vu la veille en entrant et qui est tout simplement une caserne inhabitée. Au-dessus de la ville, au-dessus des tours, au-dessus du clocher, surgissait à pic une immense paroi de rochers qui se prolongeait à perte de vue jusqu’aux montagnes de l’horizon et enfermait le regard comme dans un cirque. Tout au fond, dans un ciel d’un vert clair, le croissant descendait lentement vers la terre, si fin, si pur et si délié, qu’on eût dit que Dieu nous laissait entrevoir la moitié de son anneau d’or.

Dans la journée, j’avais voulu visiter cette vénérable tour qui tenait jadis en respect le petit Givet. Le sentier est âpre et occupe autant les mains que les pieds ; il faut un peu escalader le rocher, lequel est de granit fort beau et fort dur.

Arrivé, non sans quelque peine, au pied de la tour, qui tombe en ruine et dont les baies romanes ont été déformées, je l’ai trouvée barricadée par une porte ornée d’un gros cadenas. J’ai appelé, j’ai frappé, personne n’a répondu. Il m’a fallu redescendre comme j’étais monté. Cependant mon ascension n’a pas été tout à fait perdue. En tournant autour de la vieille masure, dont le parement est presque complètement écorcé, j’ai remarqué, parmi les décombres qui s’écroulent chaque jour en poussière dans la ravine, une assez grosse pierre où l’on pouvait distinguer encore des vestiges d’inscription. J’ai regardé attentivement ; il ne restait plus de l’inscription que quelques lettres indéchiffrables.

Voici dans quel ordre elles étaient disposées :

LO    QVE          SA    L    OMBRE
PARA   S        MO   DI   S   L
ACAV        P             SOTROS      

Ces lettres, profondément creusées dans la pierre, semblaient avoir été tracées avec un clou ; et, un peu au-dessous, le même clou avait gravé cette signature restée intacte : — iose gvtierez, 1643. J’ai toujours eu le goût des inscriptions. J’avoue que celle-ci m’a beaucoup occupé. Que signifiait-elle ? En quelle langue était-elle ? Au premier abord, en faisant quelques concessions à l’orthographe, on pouvait la croire écrite en français et y lire ces choses absurdes : Loque sale. — Ombre. Parasol. — Modis (maudis) la cave.