Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/116

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On ne rencontre dans ce pays ni manoirs, ni donjons, ni châteaux. On voit que c’est le pays des communes et non des seigneurs, des bourgeoisies et non des châtellenies. En revanche, il y a partout des hôtels de ville, charmantes fleurs de pierre, que le quinzième siècle surtout a fait épanouir avec splendeur au milieu des villes.

Ici, par exemple, à Audenarde, où je t’écris, et qui n’est qu’une petite ville, je vois de ma fenêtre de l’hôtel du Lion d’or le profil d’une ravissante maison de ville du gothique le plus fleuri, couronnée d’une vraie couronne de pierre que surmonte un géant armé et doré portant le blason de la ville.

Toute la place que j’ai sous les yeux est charmante, quoiqu’elle ait conservé trop peu de ses vieux pignons. Au milieu de la façade de l’hôtel de ville il y a une fort jolie fontaine de 1676. Le duc de Saint-Simon n’avait qu’un an lorsqu’on l’a construite. À côté de la fontaine un beau peuplier ; et puis là-bas, au-dessus des maisons, un beau clocher de gothique austère. Le soleil couchant fait de beaux angles d’ombre dans tout cela.

Ils ont en Flandre la sotte habitude de fermer toutes les églises à midi. Passé midi on ne prie plus. Le bon Dieu peut s’occuper d’autre chose. Cela fait que des deux églises d’Audenarde je n’ai pu visiter que la moindre, qui est encore fort remarquable avec son abside romane. Il y a deux beaux tombeaux indignement mutilés. J’ai été obligé, pour les voir, de franchir un bataillon de vieilles femmes, lesquelles lavaient l’église et venaient en bougonnant éponger le pavé jusque sous mes pieds. J’ai eu la satisfaction de faire sortir de leurs bouches diverses imprécations flamandes que j’ai laissées paisiblement voltiger dans l’église.

Ces braves dames flamandes continuent de justifier ce que je t’en disais. Elles consacrent vingt-quatre heures de la journée à laver leur maison, et la vingt-cinquième à se laver elles-mêmes. Du reste, elles sont pour la plupart fort jolies, presque toutes blanches avec des cheveux noirs, comme toi, mon Adèle chérie. Le dimanche elles mettent un fort beau bonnet de dentelle d’une forme charmante. À Lier, elles le soutiennent d’une espèce de ruban d’épingles fort singulier et fort joli. Il va sans dire que je ne te parle ici que des paysannes. Les femmes de Bruxelles portent la faille, presque la mantille, ce qui les drape admirablement.

J’ai vu le gros canon de Gand dont je te fais ici un petit croquis.

C’est un énorme tube, fait en lames de fer forgé, un vrai engin du quinzième siècle. Ceux de Gand en ont fort peu de soin. Ils l’ont juché sur trois façons d’assises rococo sculptées en guirlandes, et toute la gueule de la bombarde n’est qu’un réceptacle d’ordures. Ce canon a dix-huit pieds de long et pèse trente-six mille livres. On distingue très bien, dans l’intérieur, les cannelures que font les lames de fer. La bouche a deux pieds et demi de