Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/146

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De Montreuil je suis allé à Crécy. Il m’a fallu faire trois bonnes lieues à pied. Les chemins sont impraticables. La loi sur les chemins vicinaux n’a encore rien caillouté par ici.

J’ai vu Crécy, j’ai visité ce sombre champ de bataille. J’ai fait le tour du vieux moulin de pierre qui marque la place où l’attaque a commencé. Je suis descendu au fond de ce vallon où les dolabres et les haches d’armes ont si rudement travaillé. Le village est assez pittoresque. J’en ai dessiné l’église, laquelle a vu la bataille. Il y a aussi, au milieu de la place du village, une vieille fontaine romane qui a dû étancher bien du sang ce jour-là. Fontaine curieuse et unique pour moi jusqu’à ce jour. Grosses nervures de briques à plein cintre. Piliers trapus en pierre avec chapiteaux sculptés. Trois étages, dont deux sont déformés.

À Bruxelles, je n’ai pas voulu voir Waterloo. J’ai jugé inutile de rendre cette visite à lord Wellington. Waterloo m’est plus odieux que Crécy. Ce n’est pas seulement la victoire de l’Europe sur la France, c’est le triomphe complet, absolu, éclatant, incontestable, définitif, souverain, de la médiocrité sur le génie. Je n’ai pas été voir le champ de Waterloo. Je sais bien que la grande chute qui a eu lieu là était peut-être nécessaire pour que l’esprit du nouveau siècle pût éclore. Il fallait que Napoléon lui fît place. C’est possible. J’irai voir Waterloo quand un souffle venu de France aura jeté bas ce lion flamand à qui saint-Louis avait déjà arraché les ongles, les dents, la langue et la couronne, et aura posé sur son piédestal un oiseau français quelconque, aigle ou coq, peu m’importe. Je n’ignore pas que tout ce que j’écris ici pourrait se traduire en un couplet de facture, mais cela m’est égal. Albertus sait bien que j’ai tout un grand côté bête et patriote.

Je reviens à Crécy. J’ai donc tout vu ; mais j’ai bien des fois donné au diable

un grand paysan enchifrené qui me servait de guide, et qui ne savait rien, bien entendu, et qui répondait à toutes mes questions : Oui, bosieu. À quoi je répliquais : Fort bien, bon abi.

Tout en courant dans les pierres, mes souliers de castor se sont crevés. J’ai mesuré sur-le-champ d’un œil ferme l’étendue de mon malheur. J’ai vu qu’il faudrait mettre mes bottes le lendemain. Or mes bottes me gênent.

Bernay, où je suis en ce moment, n’est qu’un hameau. Il y a six maisons. La cathédrale a quatre murs blancs, dix pieds de haut, trois fenêtres, un toit d’ardoise et un clocher qu’on dirait composé de deux soufflets, l’un horizontal, l’autre vertical. Cet heureux genre d’architecture florit et prospère dans les braves campagnes picardes, qui n’en savent pas plus long. C’est hideux.