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berne. — le rigi.


Berne, 17 septembre, minuit.

Partout où j’arrive, mon Adèle, mon premier soin est de t’écrire. À peine installé, je me fais apporter une table et un encrier, et je me remets à causer avec toi, avec vous tous, mes enfants bien-aimés. Prenez tous votre part de ma pensée comme vous avez votre part de mon cœur.

Je suis arrivé à Berne de nuit comme à Lucerne, comme à Zurich. Je ne hais pas cette façon d’arriver dans les villes. Il y a dans une ville qu’on aborde la nuit un mélange de ténèbres et de rayonnements, de lumières qui vous montrent les choses et d’ombres qui vous les cachent, d’où il résulte je ne sais quel aspect exagéré et chimérique qui a son charme. C’est une combinaison de connu et d’inconnu où l’esprit fait les rêves qu’il veut. Beaucoup d’objets qui ne sont que de la prose le jour prennent dans l’ombre une certaine poésie. La nuit, les profils des choses se dilatent ; le jour, ils s’aplatissent.

Il était huit heures du soir ; j’avais quitté Thun à cinq heures. Depuis deux heures le soleil était couché, et la lune, qui est dans son premier quartier, s’était levée derrière moi dans les hautes crêtes déchirées du Stockhorn. Mon cabriolet à quatre roues trottait sur une route excellente. — J’ai toujours mon cabriolet, qui a seulement changé de cocher, je ne sais par quel arrangement.

Mon cocher d’à présent est assez pittoresque ; c’est un grand piémontais à favoris noirs et à large chapeau verni, enfoui dans un immense carrick de cocher de fiacre, en cuir fauve doublé de peau de mouton noire et orné au dehors de morceaux de peau, rouge, bleue, verte, qui sont appliqués sur le fond jaune et qui y dessinent des fleurs fantastiques. Quand le carrick s’entr’ouvre, il laisse voir une veste de velours olive, une culotte et des guêtres de cuir, le tout rehaussé par une breloque faite d’une pièce de quarante sous à l’effigie de l’empereur, dans l’épaisseur de laquelle on a vissé une clef de montre.

Donc j’avais devant moi le ciel blanc du crépuscule et derrière moi le ciel gris du clair de lune. Le paysage, vu à ce double reflet, était ravissant. Par intervalles j’apercevais, à ma gauche, l’Aar faisant des coudes d’argent au fond d’un ravin noir. Les maisons, qui ont toutes forme de chalets, et qui sont de petits édifices de bois les plus ouvragés qui soient, montraient