Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/257

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futailles et menée par un enfant traversait un pont en cahotant. Les dindons et les poules picotaient la terre autour de moi. À quelques pas de la ferme, une femme tendait sa cruche à une fontaine de pierre surmontée d’un buste en perruque dont le visage, mutilé au marteau, mêlait les traces de 93 au souvenir de Marius.

Moi, je fouillais dans mon esprit, y cherchant mes anciens textes et les confrontant aux lieux, et tâchant de retrouver, tantôt dans ma mémoire, tantôt à l’horizon, les postes de bataille des légions.

Mais un orage approchait. Une grosse nuée prenait lentement position sur la plus haute des cimes qui dominent la plaine au midi. 11 m’a fallu remonter en voiture. Le vent était si violent qu’un pauvre vieux homme qui marchait dans les champs sa fourche sur le dos avait peine à avancer.

J’ai observé le reste de la plaine à travers la pluie. Le gisement calcaire qui en fait le fond y perce la croûte labourable de temps en temps, et couvre de sa couche supérieure comme d’une table des éboulements de sable et des terrains d’alluvion hérissés de bruyères.

Vers l’est, j’y ai remarqué des monticules d’un aspect singulier. Ce sont des verrues et des loupes d’une terre molle et rose qu’on dirait par endroits gonflée et tuméfiée avec des étranglements ; le vent, la pluie et le tourbillon l’ont à la longue modelée en lobes et en lobules, y ont creusé des stries et figuré des cœcums. Des marbrures de sable y font des veines jaunes, et l’ocre y dessine des fibrilles rougeâtres. On dirait des foies et des poumons gigantesques épars çà et là sur le sol.

L’orage ne s’était pas étendu jusqu’à Brignolles. On y faisait les vendanges. Une foule bruyante, où il y avait autant de gaîté que de travail, fourmillait dans la place autour du gros arbre et de la charmante fontaine que l’architecte avait laissée nue et triste, et que la nature a couverte de feuilles et de fleurs comme eussent fait Benvenuto ou Jean Goujon. Jusqu’au Luc, la campagne était en fête. De gros tas de raisins noirs et blancs s’amoncelaient au bord de la route. J’entendais des chants dans les treilles.

Au Luc, il faisait nuit noire. Une diligence qui passait sans lanterne s’est heurtée violemment à un pressoir qui barrait la rue et a failli verser. Le postillon avait une fureur provençale qu’il expectorait en jurons prodigieux : — Canaille de bon Dieu ! capon de bon Dieu ! brigand de bon Dieu ! — Je n’avais jamais vu assaisonner le bon Dieu de cette façon.