Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/259

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Derrière moi, le spectacle était extraordinaire.

Un immense nuage noir, nettement coupé de toutes parts comme un toit, me cachait le ciel et l’horizon, et au-dessous de son bord intérieur les plaines, la mer et les montagnes, les forêts, les villages et les voiles, tout un paysage magique, blanchi par l’aube, m’apparaissait comme une décoration de théâtre qu’on entrevoit par-dessous le rideau à demi soulevé.

Peu à peu le nuage s’est fendu, un rayon du soleil, plongeant par la crevasse comme un bras d’or, a emporté les brumes, et j’ai pu admirer le fond du précipice composé de collines tumultueuses.

La plupart de ces collines avaient un aspect sinistre. Elles étaient couvertes de troncs de pins brûlés et noirs qui de loin se hérissaient comme les soies d’un sanglier. Il arrive quelquefois dans ce pays qu’un berger, pour faire brouter à l’aise quatre chèvres, brûle douze lieues de forêt.

Quelques granits rouillés, quelques fougères dorées par l’automne, rattachaient au précipice la pierre où j’étais assis.

Les Alpes meurent ici dignement. Les pins ont remplacé les sapins, les chênes verts ont remplacé les mélèzes, mais la belle ligne granitique, quoique amoindrie, s’est conservée. Ces collines sont encore des montagnes. Du point où j’étais, j’apercevais les cimes de la chaîne secondaire qui va de Cannes à Digne et que Napoléon traversa à son retour de l’île d’Elbe.

Napoléon a passé les Alpes deux fois. La destinée semble avoir mis une sorte d’harmonie mystérieuse entre ces montagnes et cet homme. La première fois, il traversa les Alpes au Saint-Bernard, lui dans toute sa croissance, elles dans toute leur hauteur ; la deuxième fois, il les traversa entre Cannes et Digne, elles expirantes, lui déclinant.

Au Saint-Bernard, il allait de France en Italie ; à Cannes, il revenait d’Italie en France. Au Saint-Bernard, il avait une jeune armée pieds nus, en haillons, joyeuse, presque indisciplinée, enflée des grandes choses qu’elle allait faire ; à Cannes, il avait une poignée de vétérans, tristes, fidèles, accablés des choses immenses qu’ils avaient faites. Au Saint-Bernard, c’était Bonaparte se transfigurant en Napoléon. À Cannes, c’était Napoléon transformé en Buonaparte. Sa fortune s’était retournée.