Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/352

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croyez voir une bucolique ; vous vous écriez : Oh ! la douce et candide et naïve peuplade de pêcheurs ! Vous entrez, vous êtes chez des hidalgos, vous respirez l’air de l’Inquisition ; vous voyez se dresser à l’autre bout de la rue le spectre livide de Philippe II.

Chez qui est-on quand on est à Pasages ? Est-on chez des paysans ? est-on chez des grands seigneurs ? Est-on en Suisse ou en Castille ? N’est-ce pas un endroit unique au monde que ce petit coin de l’Espagne où l’histoire et la nature se rencontrent et construisent chacune un côté de la même ville, la nature avec ce qu’elle a de plus gracieux, l’histoire avec ce qu’elle a de plus sinistre ?

Il y a trois églises à Pasages, deux noires et une blanche.

La principale, qui est noire, est d’un caractère surprenant. À l’extérieur, c’est un bloc de pierres ; à l’intérieur, c’est la nudité d’un sarcophage. Seulement, sur ces murailles moroses que ne relève aucune sculpture, que n’égaye aucune fresque, que ne traverse aucun vitrail, vous voyez tout à coup reluire et resplendir un autel, qui est à lui seul toute une cathédrale.

C’est une immense boiserie appliquée au mur, ciselée, peinte, menuisée, ouvrée, dorée, avec des statues, des statuettes, des colonnes torses, des rinceaux, des arabesques, des volutes, des reliques, des roses, des cires, des saints, des saintes, du clinquant et des passequilles. Cela part du pavé, et cela ne s’arrête qu’à la voûte. Nulle transition entre la nudité du mur et la parure de l’autel. C’est une magnifique architecture vermeille et fleurie qui végète, on ne sait comment, dans l’ombre de cette cave de granit, et qui, au moment où l’on s’y attend le moins, fait dans les coins obscurs des broussailles d’or et de pierreries.

Il y a quatre ou cinq de ces autels dans l’église de Pasages. Cette mode est, du reste, propre à toutes les églises de la province ; mais c’est à Pasages qu’elle produit son contraste le plus singulier.

La première chose qui m’a frappé en sortant de l’église, c’est une tête sculptée dans une muraille qui fait face au portail. Cette tête est peinte en noir, avec des yeux blancs, des dents blanches et des lèvres rouges, et regarde l’église d’un air de stupeur. Comme je considérais cette sculpture mystérieuse, el señor cura a passé ; il s’est approché de moi ; je lui ai demandé s’il savait ce que signifiait ce masque de nègre devant le seuil de son église. Il ne le sait pas, et, m’a-t-il dit, personne dans le pays ne l’a jamais su.

Au bout de deux heures, ayant tout vu ou du moins tout effleuré, je me suis rembarqué. Manuela m’attendait. Car c’était fini, elle avait pris possession de moi, je lui appartenais, j’étais sa chose.

Comme j’enjambais le rebord du bateau, quelqu’un m’a saisi le bras ; je me suis retourné. C’était le digne homme avec lequel j’avais passé, le matin,