Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/367

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il se pelotonne comme un clown ; il est éponge, pudding, tente, cabane, souche d’arbre ; il apparaît dans un champ parmi l’herbe à fleur du sol par petites bosses fauves et floconneuses, et il imite un troupeau de moutons endormi ; il a des visages qui rient, des yeux qui regardent, des mâchoires qui semblent mordre et brouter la fougère ; il saisit les broussailles comme un poing de géant qui sort de terre brusquement. L’antiquité, qui aimait les allégories complètes, aurait dû faire en grès la statue de Protée.

Une plaine semée d’ormes n’est jamais ennuyeuse ; une montagne de grès est toujours pleine de surprise et d’intérêt. Toutes les fois que la nature morte semble vivre, elle nous émeut d’une émotion étrange.

C’est le soir surtout, à l’heure inquiétante du crépuscule, que commence à prendre forme cette partie de la création qui se fait fantôme. Sombre et mystérieuse transfiguration !

Avez-vous remarqué, à la tombée de la nuit, sur nos grandes routes des environs de Paris, les profils monstrueux et surnaturels de tous les ormes que le galop de la voiture fait successivement paraître et disparaître devant vous ? Les uns bâillent, les autres se tordent vers le ciel et ouvrent une gueule qui hurle affreusement ; il y en a qui rient d’un rire farouche et hideux, propre aux ténèbres ; le vent les agite ; ils se renversent en arrière avec des contorsions de damnés, ou se penchent les uns vers les autres et se disent tout bas dans leurs vastes oreilles de feuillages des paroles dont vous entendez en passant je ne sais quelles syllabes bizarres. Il y en a qui ont des sourcils démesurés, des nez ridicules, des coiffures ébouriffées, des perruques formidables ; cela n’ôte rien à ce qu’a de redoutable et de lugubre leur réalité fantastique ; ce sont des caricatures, mais ce sont des spectres ; quelques-uns sont grotesques, tous sont terribles. Le rêveur croit voir se ranger au bord de sa route en files menaçantes et difformes et se pencher sur son passage les larves inconnues et possibles de la nuit.

On est tenté de se demander si ce ne sont pas là les êtres mystérieux qui ont pour milieu l’obscurité, et qui se composent d’ombre comme le crocodile se compose de pierre, comme le colibri se compose d’air et de soleil. Tous les penseurs sont rêveurs ; la rêverie est la pensée à l’état fluide et flottant. Il n’est pas un grand esprit que n’aient obsédé, charmé, effrayé, ou au moins étonné, les visions qui sortent de la nature. Quelques-uns en ont parlé et ont, pour ainsi dire, déposé dans leurs œuvres, pour y vivre à jamais de la vie immortelle de leur style et de leur pensée, les formes extraordinaires et fugitives, les choses sans nom qu’ils avaient entrevues « dans l’obscur de la nuit ». Visa sub obscurum noctis. Cicéron les nomme imagines, Cassius spectra, Quintilien figuræ, Lucrèce effigies, Virgile simulacra, Charle-