Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/449

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poing debout devant sa cahute de terre et de broussailles avec un visage blême et consterné ; pas d’arbres ; nul abri contre le vent et la pluie si c’est l’hiver, contre le soleil si c’est la canicule ; un froid glacial ou une chaleur de fournaise ; au milieu des marais, le village malsain de Brouage enfermé dans son carré de murailles, avec ses ruines du temps des guerres de religion, ses maisons basses, blanchies comme les sépulcres dont parle la bible, et ses spectres qui grelottent devant les portes en plein midi. C’est là le premier trajet.

Si vous persistez, à Marennes un cocher de coucou s’empare de vous, vous introduit, vous quinzième, dans un récipient fait pour contenir au plus six personnes ; et ces quinze patients dans l’intérieur et une montagne de paquets sur l’impériale s’en vont, au trot boiteux et chancelant d’un unique cheval, à travers les landes et les bruyères jusqu’à la Pointe.

Là, si vous persistez encore, on vous débarque ou l’on vous embarque, choisissez le mot que vous voudrez, dans un de ces bacs chanceux que les gens du pays appellent des risque-tout. Cela a trois matelots, quatre avirons, deux mâts et deux voiles dont l’une se nomme le taille-vent. Vous avez deux lieues de mer à faire sur cette planche. Les marins qui chargent le bateau commencent par mettre en sûreté dans le meilleur compartiment les bœufs, les chevaux, les charrettes ; puis on case les bagages ; puis dans les espaces qui restent, entre les cornes d’un bœuf et les roues d’un chariot, on insère les voyageurs.

Là vous rêvez, à la discrétion du vent, du soleil ou de la pluie. Pendant le trajet, vous entendez râler les passagers fiévreux et mugir le pertuis de Maumusson qui est à la pointe de l’île et que les marins écoutent de quinze lieues. Pour distraction, on vous explique ce bruit.

Le permis de Maumusson est un des nombrils de la mer. Les eaux de la Seudre, les eaux de la Gironde, les grands courants de l’Océan, les petits courants de l’extrémité méridionale de l’île pèsent là à la fois de quatre points différents sur les sables mouvants que la mer a entassés sur la côte et font de cette masse un tourbillon. Ce n’est pas un gouffre, la mer paraît plane et unie à la surface, à peine y distingue-t-on une flexion légère ; mais on entend sous cette eau tranquille un bruit formidable.

Tout gros navire qui touche le pertuis est perdu. Il s’arrête court, puis s’enfonce lentement, s’enfonce toujours, et décroît en hauteur peu à peu. Bientôt on ne voit plus les sabords, puis le pont plonge sous la vague, puis les vergues et les huniers, on ne distingue plus que la pointe du mât, puis une petite ride se fait dans la mer ; tout a disparu. Rien ne peut arrêter dans son mouvement lent et terrible la redoutable spirale qui a saisi le navire.