Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/69

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comme la nature a entassé les rochers sur les édifices. Mais j’aime mieux commencer platement par te dire, mon Adèle, que j’y ai fait un affreux déjeuner. Une vieille aubergiste bistre appelée Mme  Laloi a trouvé moyen de me taire manger du poisson pourri au milieu de la mer. Et puis, comme on est sur la lisière de la Bretagne et de la Normandie, la malpropreté y est horrible, composée qu’elle est de la crasse normande et de la saleté bretonne qui se superposent à ce précieux point d’intersection. Croisement des races ou des crasses, comme tu voudras.

J’ai visité en détail et avec soin le château, l’église, l’abbaye, les cloîtres. C’est une dévastation turque. Figure-toi une prison, ce je ne sais quoi de difforme et de fétide qu’on appelle une prison, installée dans cette magnifique enveloppe du prêtre et du chevalier au quatorzième siècle. Un crapaud dans un reliquaire. Quand donc comprendra-t-on en France la sainteté des monuments ?

À l’extérieur, le Mont-Saint-Michel apparaît, de huit lieues en terre et de quinze en mer, comme une chose sublime, une pyramide merveilleuse dont chaque assise est un rocher énorme façonné par l’océan ou un haut habitacle sculpté par le moyen-âge, et ce bloc monstrueux a pour base, tantôt un désert de sable comme Chéops, tantôt la mer comme le Ténériffe.

À l’intérieur, le Mont-Saint-Michel est misérable. Un gendarme est à la porte, assis sur le gros canon rouillé pris aux anglais par les mémorables défenseurs du château. Il y avait un second canon de même origine. On l’a laissé bêtement s’enliser dans les fanges de la poterne. On monte. C’est un village immonde où l’on ne rencontre que des paysans sournois, des soldats ennuyés et un aumônier tel quel. Dans le château, tout est bruit de verrous, bruit de métiers, des ombres qui gardent des ombres qui travaillent (pour gagner vingt-cinq sous par semaine), des spectres en guenilles qui se meuvent dans des pénombres blafardes sous les vieux arceaux des moines, l’admirable salle des chevaliers devenue atelier où l’on regarde par une lucarne s’agiter des hommes hideux et gris qui ont l’air d’araignées énormes, la nef romane changée en réfectoire infect, le charmant cloître à ogives si délicates transformé en promenoir sordide, partout l’art du quinzième siècle insulté par l’eustache sauvage du voleur, partout la double dégradation de l’homme et du monument combinées ensemble et se multipliant l’une par l’autre. Voilà le Mont-Saint-Michel maintenant.

Pour couronner le tout, au faîte de la pyramide, à la place où resplendissait la statue colossale dorée de l’archange, on voit se tourmenter quatre bâtons noirs. C’est le télégraphe. Là où s’était posée une pensée du ciel, le misérable tortillement des affaires de ce monde ! C’est triste.