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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/195

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Ce qui est plus navrant que les crânes fendus par le sabre, que les poitrines défoncées par les boulets, plus désastreux que les maisons violées, que le meurtre emplissant les rues, que le sang versé à ruisseaux, c’est de penser que maintenant on se dit parmi tous les peuples de la terre : Vous savez bien, cette nation des nations, ce peuple du 14 juillet, ce peuple du 10 août, ce peuple de 1830, ce peuple de 1848, cette race de géants qui écrasait les bastilles, cette race d’hommes dont le visage éclairait, cette patrie du genre humain qui produisait les héros et les penseurs, ces autres héros, qui faisait toutes les révolutions et enfantait tous les enfantements, cette France dont le nom voulait dire liberté, cette espèce d’âme du monde qui rayonnait en Europe, cette lumière, eh bien ! quelqu’un a marché dessus, et l’a éteinte. Il n’y a plus de France. C’est fini. Regardez, ténèbres partout. Le monde est à tâtons.

Ah ! c’était si grand ! Où sont ces temps, ces beaux temps mêlés d’orages, mais splendides, où tout était vie, où tout était liberté, où tout était gloire ! ces temps où le peuple français, réveillé avant tous et debout dans l’ombre, le front blanchi par l’aube de l’avenir déjà levée pour lui, disait aux autres peuples, encore assoupis et accablés et remuant à peine leurs chaînes dans leur sommeil : Soyez tranquilles, je fais la besogne de tous, je bêche la terre pour tous, je suis l’ouvrier de Dieu.

Quelle douleur profonde ! regardez cette torpeur où il y avait cette puissance ! regardez cette honte où il y avait cet orgueil ! regardez ce superbe peuple qui levait la tête, et qui la baisse !

Hélas ! Louis Bonaparte a fait plus que tuer les personnes, il a amoindri les âmes ; il a rapetissé le cœur du citoyen. Il faut être de la race des indomptables et des invincibles pour persévérer à cette heure dans l’âpre voie du renoncement et du devoir. Je ne sais quelle gangrène de prospérité matérielle menace de faire tomber l’honnêteté publique en pourriture. Oh ! quel bonheur d’être banni, d’être tombé, d’être ruiné, n’est-ce pas, braves ouvriers ? n’est-ce pas, dignes paysans, chassés de France, et qui n’avez pas d’asile, et qui n’avez pas de souliers ? Quel bonheur de manger du pain noir, de coucher sur un matelas jeté à terre, d’avoir les coudes percés, d’être hors de tout cela, et à ceux qui vous disent : vous êtes français ! de répondre : je suis proscrit !

Quelle misère que cette joie des intérêts et des cupidités s’assouvissant dans l’auge du 2 décembre ! Ma foi ! vivons, faisons des affaires, tripotons dans les actions de zinc ou de chemin de fer, gagnons de l’argent ; c’est ignoble, mais c’est excellent ; un scrupule de moins, un louis de plus ; vendons toute notre âme à ce taux ! On court, on se rue, on fait antichambre, on boit toute honte, et si l’on ne peut avoir une concession de chemins en France ou