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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/196

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de terrains en Afrique, on demande une place. Une foule de dévouements intrépides assiègent l’Elysée et se groupent autour de l’homme. Junot, près du premier Bonaparte, bravait les éclaboussures d’obus ; ceux-ci, près du second, bravent les éclaboussures de boue. Partager son ignominie, qu’est-ce que cela leur fait, pourvu qu’ils partagent sa fortune ! C’est à qui fera ce trafic de soi-même le plus cyniquement, et parmi ces êtres il y a des jeunes gens qui ont l’œil pur et limpide et toute l’apparence de l’âge généreux, et il y a des vieillards qui n’ont qu’une peur, c’est que la place sollicitée ne leur arrive pas à temps et qu’ils ne parviennent pas à se déshonorer avant de mourir. L’un se donnerait pour une préfecture, l’autre pour une recette, l’autre pour un consulat, l’autre veut un bureau de tabac, l’autre veut une ambassade. Tous veulent de l’argent, ceux-ci moins, ceux-ci plus, car c’est au traitement qu’on songe, non à la fonction. Chacun tend la main. Tous s’offrent. Un de ces jours on établira un essayeur de consciences à la monnaie.

Quoi ! c’est là qu’on en est ! Quoi ! ceux mêmes qui ont soutenu le coup d’Etat, ceux mêmes qui avaient peur du croquemitaine rouge et des balivernes de jacquerie en 1852 ; ceux mêmes qui ont trouvé ce crime bon, parce que, selon eux, il a tiré du péril leur rente, leur bordereau, leur caisse, leur portefeuille, ceux-là mêmes ne comprennent pas que l’intérêt matériel surnageant seul ne serait après tout qu’une triste épave au milieu d’un immense naufrage moral, et que c’est une situation effrayante et monstrueuse qu’on dise : tout est sauvé, fors l’honneur.

Les mots indépendance, affranchissement, progrès, orgueil populaire, fierté nationale, grandeur française, on ne peut plus les prononcer en France. Chut ! ces mots-là font trop de bruit ; marchons sur la pointe du pied et parlons bas. Nous sommes dans la chambre d’un malade.

— Qu’est-ce que c’est que cet homme t — C’est le chef, c’est le maître. Tout le monde lui obéit. — Ah ! tout le monde le respecte alors ? — Non, tout le monde le méprise. — O situation !

Et l’honneur militaire, où est-il ? Ne parlons plus, si vous le voulez, de ce que l’armée a fait en décembre, mais de ce qu’elle subit en ce moment, de ce qui est à sa tête, de ce qui est sur sa tête. Y songez-vous ? y songe-t-elle ? O armée de la République ! armée qui as eu pour capitaines des généraux payés quatre francs par jour, armée qui as eu pour chefs Carnot, l’austérité, Marceau, le désintéressement. Hoche, l’honneur, Kléber, le dévouement, Joubert, la probité, Desaix, la vertu, Bonaparte, le génie ! ô armée française, pauvre malheureuse armée héroïque fourvoyée à la suite de ces hommes-ci ! Qu’en feront-ils ? où la mèneront-ils ? de quelle façon l’occuperont-ils ? quelles parodies sommes-nous destinés à voir et à entendre ? Hélas ! qu’est-ce que c’est que ces hommes qui commandent à nos régi-