Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/229

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de son génie, de sa chevalerie, de son désintéressement, de son intelligence, de son héroïsme, de ses poëtes, de ses artistes, de ses savants, de ses philosophes, de la civilisation, de l’humanité, de l’évangile ! Depuis trois siècles la France fait les affaires des autres et oublie les siennes ! Depuis trois siècles la France dépense au profit du monde entier ses idées, son labeur, ses douleurs, ses penseurs, ses héros, ses martyrs ! depuis soixante ans la souffrance est immense, et l’œuvre aussi ! Duperie. C’est vrai. Mangeons chaud et buvons frais, assieds-toi là, Jeanneton, la vie est courte, jouissons, foin de l’univers ! voilà la sagesse. Quelle duperie de se faire crucifier sur le Golgotha comme Jésus-Christ pour la fraternité des hommes ! Quelle duperie de se faire crucifier sur le Golgotha des révolutions, comme la France, pour la liberté des peuples ! O mon Dieu qui avez été dupe, ô ma patrie qui êtes dupe, je me prosterne au pied de vos calvaires et je baise le sang qui coule de vos plaies !



FRANCE OFFICIELLE morte.
LA FRANCE VRAIE.

Insistons, cela est utile, sur ce côté profond de la question politique et sociale, si rudement secouée dans son ensemble, si vivement tranchée sur plusieurs points par le coup d’État.

Avant le 2 décembre, il y avait en France deux nations, la nation officielle et la nation. L’une se composait de douze cent mille individus, l’autre comptait trente-quatre millions d’hommes. L’une pesait sur l’autre.

Les douze cent mille opprimaient les trente-quatre millions. C’était le plus petit qui était le plus fort. Les trente-quatre millions étaient isolés, divisés, désarmés, épars, sans lien, sans entente, sans pivot commun, gouttes d’eau, grains de poussière, l’un à son usine, l’autre à son atelier, l’autre à son métier, l’autre à son comptoir, l’autre à sa charrue, tous à leur labeur. Ils étaient les individus. Les douze cent mille faisaient bloc. Ils étaient les personnages. Ils avaient l’épée, la hache, le bénitier, la chaire, l’autel, le prétoire, le tribunal, le missel, la loi. Avec cela ils régnaient. En d’autres termes, il y avait une sorte de nation artificielle qui avait eu l’art de prendre pour servante la nation réelle ; une espèce de tribu qui, en dépit de 1789, tendait à se perpétuer dans les mêmes familles par l’inamovibilité, par l’hérédité, par la vénalité, par la fiscalité ; un pays légal, comme on disait sous la monarchie, exploitait le pays.

Vous figurez-vous cette combinaison sociale : ceux qui montent la garde, ceux qui disent la messe, ceux qui jugent, ceux qui cachettent de grandes enveloppes avec un timbre officiel, se constituent caste, se dégagent peu à peu et de plus en plus de cette vile multitude qui est le peuple français, et se font payer leur garde, leurs messes, leurs sentences et leurs enveloppes par ceux qui labourent, qui tissent, qui naviguent, qui bêchent, qui piochent, qui creusent, qui forgent, qui bâtissent, qui écrivent et qui pensent. Ceux-ci sont les gouverneurs, ceux-là sont les travailleurs. La population était parquée dans deux compartiments. — Ceci ressemble à l’Inde, direz-vous. Non, c’était la France.