Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/230

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Et ce bel ensemble avait un nom, ce bel ensemble s’appelait l’ordre.

Le suffrage universel était venu un peu déranger cet ordre. Aussi l’avait-on bien vite escamoté.

Il faut le dire, et ne pas hésiter devant les paroles sévères, cette nation officielle qui vivait d’appointements, de traitements, de salaires publics, d’abus, de sinécures, de parts de gâteau, d’entailles au budget, qui ne savait ni travailler ni penser, qui avait pour unique talent de s’entr’aider, d’administrateur à soldat, de soldat à prêtre, de prêtre à juge, depuis un demi-siècle, cette nation officielle qui passait pour la nation même et qui pour l’Europe s’appelait la France, calomniait la France aux yeux du monde. Elle était sans foi, sans cœur, basse, souple, vénale, servile. Vingt pouvoirs, depuis cinquante ans, s’étaient servis d’elle et avaient fait d’elle ce qu’ils avaient voulu. Elle avait été lâche devant tous et derrière tous. Debout, elle leur avait prodigué toutes les génuflexions, tombés, toutes les cruautés. Elle avait trahi le directoire et passé au premier consul, elle avait trahi l’empereur et passé aux cosaques, elle avait donné le coup de pied suprême à Charles X, elle avait retrouvé le même coup de pied pour Louis-Philippe, elle avait mis en accusation à l’unanimité M. Guizot, elle avait crié : Vive la République, comme elle avait crié : Vive le Roi ! Elle avait vendu la République comme elle avait vendu la royauté. Que voulez-vous ? Il faut bien vivre ! C’est infâme, mais c’est nécessaire. Aussi pourquoi ces gens-là se laissent-ils jeter par terre ? pourquoi le directoire se laisse-t-il mettre dans le sac du 18 brumaire ? pourquoi Napoléon s’entête-t-il dans les conférences de Châtillon ? pourquoi Charles X manque-t-il son coup d’État ? pourquoi Louis-Philippe hésite-t-il à massacrer et à mitrailler ? que diable ! on ment, on trahit, on tue, on égorge, on fusille, on massacre, mais on se maintient ! on garde le trône, le sceptre, le budget, le grand livre, les Tuileries ! Restez forts, nous resterons plats.

C’est ainsi que raisonnait cette nation officielle. C’est ainsi qu’elle faisait. Et l’Europe disait : quoi ! c’est là la France !

Ceci a trompé. On a crié à la décadence. Sous cette France misérable on n’a pas vu la grande France. (la définir).

À de certains moments, des écrivains, des penseurs, des philosophes, des poëtes, jetaient une clameur, faisaient un tableau, traçaient un portrait, présentaient un miroir. C’était ressemblant, et c’était hideux. C’était la société prise à vif, peinte à nu, avec toutes ses plaies, celles d’en haut comme celles d’en bas, avec la misère de tous résultant de l’exploitation de quelques-uns. Savez-vous ce que disait la nation officielle, le ministre, le préfet, le mouchard, le censeur, tous les hommes mangeant le peuple et le budget ? la nation officielle s’écriait : comme cette littérature contemporaine est immorale !

Et la nation officielle ajoutait avec grâce, en pirouettant sur ses talons : — C’est la décadence ! Nous sommes en décadence. Nous sommes le bas-empire. Nous sommes des grecs. Vous êtes des grecs. — Ah ! les misérables !

Eh bien ! aujourd’hui, à l’heure où nous parlons, — le deux décembre en soit loué ! — cette nation officielle est morte.

Son cadavre est encore debout. Il s’appelle toujours centralisation, magistrature, armée, clergé ; il s’appelle de plus conseil d’État, corps législatif, sénat. Il est là, il