Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome II.djvu/82

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avant avec une sorte d’emportement ; fallait-il suivre ou s’arrêter ? Fallait-il courir la chance d’en finir d’un coup, qui serait le dernier, et qui laisserait évidemment sur le carreau soit l’empire, soit la République ? Les associations ouvrières nous demandaient des instructions ; elles tenaient toujours en réserve leurs trois ou quatre mille combattants, et pouvaient, selon l’ordre que le comité leur en donnerait, ou les retenir encore, ou les envoyer sur-le-champ au feu. Elles se croyaient sûres de leurs adhérents ; elles feraient ce que nous déciderions, tout en ne nous dissimulant pas que les ouvriers souhaitaient le combat immédiat et qu’il y aurait quelque inconvénient à les laisser se calmer. La majorité des membres du comité penchait toujours vers un certain ralentissement de l’action, tendant à prolonger la lutte ; et il était difficile de leur donner tort. Il était certain que si l’on pouvait faire durer jusqu’à l’autre semaine la situation où le coup d’État avait jeté Paris, Louis Bonaparte était perdu. Paris ne se laisse pas piétiner huit jours par une armée. Cependant j’étais, à part moi, frappé de ceci : – Les associations ouvrières nous offraient trois ou quatre mille combattants, puissant secours ; – l’ouvrier comprend peu les stratégies, il vit d’enthousiasme ; les ralentissements le déconcertent ; il ne s’éteint pas, mais il se refroidit ; – trois mille aujourd’hui, seraient-ils cinq cents demain ? – Et puis, quelque chose de grave venait de se faire sur le boulevard ; ce que c’était, nous l’ignorions encore ; quelles conséquences cela entraînerait, nous ne pouvions le deviner ; mais il me semblait impossible que le fait encore inconnu, mais violent, qui venait de s’accomplir, ne modifiât pas la situation, et par conséquent ne changeât point notre plan de combat. Je pris la parole dans ce sens. Je déclarai qu’il fallait accepter l’offre des associations et les jeter tout de suite dans la lutte ; j’ajoutai que la guerre révolutionnaire exige souvent de brusques changements de tactique. Un général en rase campagne devant l’ennemi opère comme il veut ; il fait clair autour de lui ; il connaît son effectif, le nombre de ses soldats, le chiffre de ses régiments, tant d’hommes, tant de chevaux, tant de canons ; il sait sa force et la force de l’ennemi ; il choisit son heure et son terrain ; il a une carte sous ses yeux, il voit ce qu’il fait ; sa réserve, il en est sûr, il la tient, il la garde, il la fera donner quand il voudra, il l’aura toujours sous la main. Mais nous, m’écriai-je, nous sommes dans l’indéterminé et dans l’insaisissable. Nous mettons le pied au hasard sur des chances inconnues. Qui est contre nous ? nous l’entrevoyons. Mais qui est avec nous ? nous l’ignorons. Combien de soldats ? Combien de fusils ? Combien de cartouches ? Rien ! de l’obscurité. Peut-être le peuple entier, peut-être personne. Garder une réserve ! mais qui nous répond de cette réserve ? Aujourd’hui c’est une armée, demain ce sera une poignée de poussière.