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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome I.djvu/213

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entrant que j’étais farouche, dit le père, qui n’avait jamais voulu s’enversailler, lui, « oiseau hagard dont le nid fut entre quatre tourelles ».— « Il retourne les grands comme fagots. Il a ce terrible don de la familiarité, comme disait Grégoire le Grand. » Et puis, le vieux et fier gentilhomme ajoute : « Comme depuis cinq cents ans on a toujours souffert des Mirabeaux qui n’ont jamais été faits comme les autres, on souffrira encore celui-ci. »

A vingt-quatre ans, le père, philosophe agricole, veut prendre son fils avec lui « et le faire rural ». Il n’y peut réussir. « Il est bien malaisé de manier la bouche de cet animal fougueux ! » s’écrie le vieillard.

L’oncle, le bailli, examine froidement le jeune homme et dit : « S’il n’est pas pire que Néron, il sera meilleur que Marc-Aurèle ».

En tout, laissons mûrir ce fruit vert, répond le marquis.

Le père et l’oncle correspondent entre eux sur l’avenir du jeune homme déjà si aventuré dans la mauvaise vie. Ton neveu l’Ouragan, dit le père. Ton fils, monsieur le comte de la Bourrasque, réplique l’oncle.

Le bailli, vieux marin, ajoute : Les trente-deux vents de la boussole sont dans sa tête.

A trente ans, le fruit mûrit. Déjà les nouveautés commencent à reluire dans l’œil profond de Mirabeau. On voit qu’il est plein de pensées. Ce cerveau est un fourneau encombré, dit le prudent bailli. Dans un autre moment, l’oncle écrit cette observation d’homme effrayé : « Quand il passe quelque chose dans sa tête, il avance le front, et ne regarde plus nulle part. »

De son côté, le père s’étonne de ce hachement d’idées qui voit par éclairs. Il s’écrie : « Fouillis dans sa tête, bibliothèque renversée, talent pour éblouir par des superficies, il a humé toutes les formules et ne sait rien substancier ! » Il ajoute, ne comprenant déjà plus sa créature : « Dans son enfance, ce n’était qu’un mâle monstrueux au moral comme au physique. » Aujourd’hui c’est un homme tout de reflet et de réverbère, un fou « tiré à droite par le cœur et à gauche par la tête, qu’il a toujours à quatre pas de lui ». Et puis le vieillard ajoute, avec un sourire mélancolique et résigné : « Je tâche de verser sur cet homme ma tête, mon âme et mon cœur. » Enfin, comme l’oncle, il a aussi par moments ses pressentiments, ses terreurs, ses anxiétés, ses doutes. Il sent, lui père, tout ce qui se remue dans la tête de son fils, comme la racine sent l’ébranlement des feuilles.

Voilà ce qu’est Mirabeau à trente ans. Il était fils d’un père qui s’était défini ainsi lui-même : « Et moi aussi, madame, tout gourd et lourd que vous me voyez, je prêchais à trois ans ; à six, j’étais un prodige ; à douze, un objet d’espoir ; à vingt, un brûlot ; à trente, un politique de théorie ; à quarante, je ne suis plus qu’un bonhomme. »

A quarante ans, Mirabeau est un grand homme.