qui ne s’obstineront pas ridiculement à vouloir que des mots expriment des idées, vanteront, d’après le journal du matin, la clarté, la sagesse, le goût du nouveau poëte ; les salons, échos des journaux, s’extasieront, et la publication dudit ouvrage n’aura d’autre inconvénient que d’user les bords du chapeau de Piron.
Ceux qui ne savent pas admirer par eux-mêmes se lassent bien vite
d’admirer. Il y a au fond de presque tous les hommes je ne sais quel
sentiment d’envie qui veille incessamment sur leur cœur pour y
comprimer l’expression de la louange méritée, ou y enchaîner l’élan du
juste enthousiasme. L’homme le plus vulgaire n’accordera à l’ouvrage
le plus supérieur qu’un éloge assez restreint, pour qu’on ne puisse le
croire incapable d’en faire autant. Il pensera presque que louer un
autre, c’est prescrire son propre droit à la louange, et ne consentira
au génie de tel poëte qu’autant qu’il ne paraîtra pas abdiquer le
sien ; et je parle ici, non de ceux qui écrivent, mais de ceux qui
lisent, de ceux qui, la plupart, n’écriront jamais. D’ailleurs, il est
de mauvais ton d’applaudir, l’admiration donne à la physionomie une
expression ridicule, et un transport d’enthousiasme peut déranger le
pli d’une cravate.
Voilà, certes, de hautes raisons pour que des hommes immortels, qui honorent leur siècle parmi les siècles, traînent des vies d’amertume et de dégoût, pour que le génie s’éteigne découragé sur un chef-d’œuvre, pour qu’un Camoëns mendie, pour qu’un Milton languisse dans la misère, pour que d’autres que nous ignorons, plus infortunés et plus grands peut-être, meurent sans même avoir pu révéler leurs noms et leurs talents, comme ces lampes qui s’allument et s’éteignent dans un tombeau !
Ajoutez à cela que, tandis que les illustrations les plus méritées sont refusées au génie, il voit s’élever sur lui une foule de réputations inexplicables et de renommées usurpées ; il voit le petit nombre d’écrivains plus ou moins médiocres qui dirigent pour le moment l’opinion, exalter les médiocrités qu’ils ne craignent pas, en déprimant sa supériorité qu’ils redoutent. Qu’importe toute cette sollicitude du néant pour le néant ! On réussira, à la vérité, à user l’âme, à empoisonner l’existence du grand homme ; mais le temps et la mort viendront et feront justice. Les réputations dans l’opinion publique sont comme des liquides de différents poids dans un même vase. Qu’on agite le vase, on parviendra aisément à mêler les liqueurs ; qu’on le laisse reposer, elles reprendront toutes, lentement et d’elles-mêmes, l’ordre que leurs pesanteurs et la nature leur assignent.