Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome II.djvu/307

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reliefs et leurs saillies. Mauvais goût ! disait-on. Ceci est une loi de tous les auditoires, sénats ou théâtres. Une chose semble refusée aux hommes assemblés, c’est l’imagination, immense don solitaire.

Certains critiques — sont-ce des critiques ? — prennent des sens qui leur manquent pour des perfections que n’a pas autrui. Quand Beyle, dit Stendhal, le même qui préférait les mémoires du maréchal Gouvion-Saint-Cyr à Homère et qui tous les matins lisait une page du Code pour s’enseigner les secrets du style, quand Beyle raille Chateaubriand pour cette belle expression, d’un vague si précis : « la cime indéterminée des forêts », l’honnête Beyle n’a pas conscience que le sentiment de la nature lui fait défaut, et ressemble à un sourd qui, voyant chanter la Malibran, s’écrierait : Qu’est-ce que cette grimace ?

Ce goût supérieur, que nous venons, non de définir, mais de caractériser, c’est la règle du génie, inaccessible à tout ce qui n’est pas lui, hauteur qui embrasse tout et reste vierge, Yungfrau.

Il y a le goût d’en bas et le goût d’en haut. Le goût selon l’abbé de Bernis, et le goût selon Pindare. L’admirable, c’est que, de professeur de rhétorique en professeur de rhétorique, on est venu à qualifier le goût selon Bernis bon goût, et le goût selon Pindare mauvais goût.

Ce grand goût, le goût d’en haut, n’est autre chose que l’acception de chaque phénomène matériel ou moral pris en soi avec ce droit d’ajouter qui fait partie de la souveraineté intellectuelle ; c’est on ne sait quel mélange de démesuré et de proportionné qui reste exact même dans les plus prodigieux grossissements ; c’est la volonté sévère du vrai qui conserve à l’infusoire toute sa petitesse et au condor toute son envergure ; c’est l’absolu qui exige de chaque chose qu’elle ait sa réalité avant de l’introduire dans l’idéal, toute fécondation étant à ce prix.

Tout ce que nous venons d’énumérer (et bien d’autres détails que nous pourrions rappeler) vous déplaît dans les grandes œuvres de l’esprit humain. Eh bien, ce qui vous choque, essayez de le retrancher, et vous verrez. Le trou se fera. Où vous croirez avoir ôté le défaut, apparaîtra la lacune, c’est-à-dire le défaut vrai. Vous aurez changé l’Achille d’Homère pour Achille de Racine. Où était la vie, il y aura l’absence. Au lieu du chef-d’œuvre, vous aurez l’eunuque. Mystère donc que ce goût réfractaire aux règles et aux méthodes, et respectez-le. Il n’a point de définition possible. Il a tous les droits, ayant toutes les puissances.

C’est lui qui, après avoir fait les dieux, sentant qu’il faut une satisfaction de plus à l’infini, fait les monstres.

C’est ce souverain goût, omnipotent comme le génie même dont il est le sens, qui partage l’orient en deux, donnant à la moitié caucasienne pour point de départ l’Idéal et à la moitié thibétaine pour point de départ le Chimérique. De là deux poésies immenses. Ici Apollon, là le Dragon. Le groupe du Pythien, ce symbole de la création même, jette dans l’esprit humain deux ombres, chacune à l’image de l’une de ses deux figures, et, de cette ombre double qui se bifurque, naissent dans l’art deux mondes. Ces deux .mondes appartiennent au goût suprême, et marquent ses deux pôles. À l’une des extrémités de ce goût, il y a la Grèce, à l’autre la Chine.