Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Poésie, tome II.djvu/34

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Ne nous reprenez pas ce qu’on avait gagné ;
Ne faites point, des coups d’une bride rebelle,
Cabrer la liberté qui vous porte avec elle ;
Soyez de votre temps, écoutez ce qu’on dit,
Et tâchez d’être grands, car le peuple grandit.

Écoutez ! écoutez, à l’horizon immense,
Ce bruit qui parfois tombe et soudain recommence,
Ce murmure confus, ce sourd frémissement
Qui roule, et qui s’accroît de moment en moment.
C’est le peuple qui vient ! c’est la haute marée
Qui monte incessamment, par son astre attirée.
Chaque siècle, à son tour, qu’il soit d’or ou de fer,
Dévoré comme un cap sur qui monte la mer,
Avec ses lois, ses mœurs, les monuments qu’il fonde,
Vains obstacles qui font à peine écumer l’onde,
Avec tout ce qu’on vit et qu’on ne verra plus,
Disparaît sous ce flot qui n’a pas de reflux.
Le sol toujours s’en va, le flot toujours s’élève.
Malheur à qui le soir s’attarde sur la grève,
Et ne demande pas au pêcheur qui s’enfuit
D’où vient qu’à l’horizon l’on entend ce grand bruit !
Rois, hâtez-vous ! — rentrez dans le siècle où nous sommes,
Quittez l’ancien rivage ! — À cette mer des hommes
Faites place, ou voyez si vous voulez périr
Sur le siècle passé que son flot doit couvrir !

Ainsi ce qu’en passant avait dit cette femme
Remuait mes pensers dans le fond de mon âme,
Quand un soldat soudain, du poste détaché,
Me cria : — Compagnon, le soleil est couché.


18 mai 1830.