Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/110

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Spiagudry se serra contre Ordener.

— Maître ! maître ! dit-il faiblement, malheur à nous !

Un tumulte de pas se fit entendre dans l’escalier, puis deux hommes, revêtus d’habits religieux, entrèrent dans la salle, suivis de l’hôtesse effarée.

L’un de ces hommes était assez grand et portait l’habit noir et la chevelure ronde des ministres luthériens ; l’autre, de petite taille, avait une robe d’ermite nouée d’une ceinture de corde. Le capuchon rabattu sur son visage ne laissait apercevoir que sa longue barbe noire, et ses mains étaient entièrement cachées sous les larges manches de sa robe.

À l’aspect de ces deux personnages pacifiques, Spiagudry sentit s’évanouir la terreur que la voix étrange de l’un d’eux lui avait causée.

— Ne vous alarmez pas, chère dame, disait le ministre à l’hôtesse, des prêtres chrétiens se rendent utiles à qui leur nuit ; voudraient-ils nuire à qui leur est utile ? Nous implorons humblement un abri. Si le révérend docteur qui m’accompagne vous a parlé durement tout à l’heure, il a eu tort d’oublier cette modération de la voix, recommandée par nos vœux ; hélas ! les plus saints peuvent faillir. J’étais égaré sur la route de Skongen à Drontheim, sans guide dans la nuit, sans asile dans la tempête. Ce révérend frère, que j’ai rencontré, éloigné comme moi de sa demeure, a daigné me permettre de venir avec lui vers la vôtre. Il m’avait vanté votre bonté hospitalière, chère dame ; sans doute, il ne s’est pas trompé. Ne nous dites pas comme le mauvais pasteur : Advena, cur intras ? Accueillez-nous, digne hôtesse, et Dieu sauvera vos moissons de l’orage, Dieu donnera dans la tempête un abri à vos troupeaux, comme vous en aurez donné un aux voyageurs égarés !

— Vieillard, interrompit la femme d’une voix farouche, je n’ai ni moissons ni troupeaux.

— Eh bien ! si vous êtes pauvres, Dieu bénit le pauvre avant le riche. Vous vieillirez avec votre époux, respectés, non pour vos biens, mais pour vos vertus ; vos enfants croîtront, entourés de l’estime des hommes et seront ce qu’aura été leur père.

— Taisez-vous ! cria l’hôtesse. C’est en restant ce que nous sommes que nos enfants vieilliront comme nous dans le mépris des hommes, transmis sur notre race de génération en génération. Taisez-vous, vieillard ! La bénédiction se tourne en malédiction sur nos têtes.

— Ô ciel ! reprit le ministre, qui donc êtes-vous ? dans quels crimes passez-vous votre vie ?

— Qu’appelez-vous crimes ? qu’appelez-vous vertus ? nous jouissons ici d’un privilège ; nous ne pouvons avoir de vertus ni commettre de crimes.