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BUG-JARGAL.

Je repris avec indignation :

— Oui, j’ai beaucoup perdu ; mais, dis-moi, qui me l’a fait perdre ? qui a saccagé nos maisons, qui a brûlé nos récoltes, qui a massacré nos amis, nos compatriotes ?…

— Ce n’est pas moi, ce sont les miens. Écoute ; je t’ai dit un jour que les tiens m’avaient fait bien du mal, tu m’as dit que ce n’était pas toi ; qu’ai-je fait alors ?

Son visage s’éclaircit ; il s’attendait à me voir tomber dans ses bras. Je me taisais.

— Puis-je t’appeler frère ? demanda-t-il d’un ton ému.

Ma colère reprit toute sa violence. — Ingrat ! m’écriai-je, oses-tu bien rappeler ce temps ?

De grosses larmes roulèrent dans ses yeux ; il m’interrompit :

— Ce n’est pas moi qui suis ingrat.

— Eh bien ! parle ! repris-je avec fureur, qu’as-tu fait de mon oncle ? Où est son fils ?

Il garda un moment le silence.

— Oui, tu doutes de moi, dit-il enfin en secouant la tête ; j’avais peine à le croire. Tu me prends pour un brigand, pour un assassin, pour un ingrat. — Ton oncle est vivant, son enfant aussi. — Tu ne sais pas pourquoi je venais. — Adieu… Viens, Rask.

Rask se leva. Le noir, avant de me quitter, s’arrêta, et jeta sur moi un regard de douleur et de regret.

Cet homme extraordinaire venait, par ses dernières paroles, d’opérer en moi une révolution ; je tremblai de l’avoir jugé trop légèrement, je ne le comprenais pas encore. Tout en lui m’étonnait ; je l’avais cru mort, et il était devant moi, brillant de vigueur et de santé. Si mon oncle et son fils étaient vivants, je sentais la force de ces mots : Ce n’est pas moi qui suis ingrat.

Je levai les yeux, il était encore là ; son chien nous regardait tous deux d’un air inquiet. Pierrot poussa un long soupir, et fit enfin quelques pas vers le taillis.

— Reste, lui criai-je avec effort, reste.

Il s’arrêta, en me regardant d’un air indécis.

— Reverrai-je mon oncle ? lui demandai-je d’une voix faible.

Sa physionomie devint sombre.

— Tu doutes de moi, dit-il, en faisant un mouvement pour se retirer.

— Non, m’écriai-je alors, subjugué par l’ascendant de cet homme bizarre, non, tu es toujours mon frère, mon ami. — Je ne doute pas de toi, je te remercie d’avoir laissé vivre mon oncle.

Sa figure conserva une expression de rudesse qui me surprit ; il paraissait éprouver de violents combats ; il avança d’un pas vers moi et recula ; il ouvrit la bouche et se tut. — Ce moment fut de courte durée, il se jeta dans mes bras.

— Frère, je me fie à toi.

Il ajouta après une légère pause :

— Tu es bon ; mais le malheur t’avait rendu injuste.

— J’ai retrouvé mon ami, lui dis-je, je ne suis plus malheureux.