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BUG-JARGAL.

J’errai d’abord dans le camp. Quoique mes réflexions ne fussent pas gaies, je ne pus m’empêcher de rire de la sotte vanité des noirs, qui étaient presque tous chargés d’ornements militaires et sacerdotaux, dépouilles de leurs victimes. Il n’était pas rare de voir un hausse-col sous un rabat, ou une épaulette sur une chasuble. Ils étaient dans une inaction inconnue à nos soldats, même retirés sous leurs tentes. La plupart dormaient au grand soleil, la tête près d’un feu ardent ; d’autres, encore pleins de leurs anciennes superstitions, appliquaient, sur leurs plaies récentes, des pierres fétiches enveloppées dans des compresses. Leurs cabrouets, chargés de butin et de provisions, étaient leurs seuls retranchements en cas d’attaque. Tous me regardaient d’un air menaçant.

Voué à une mort certaine, je conçus l’idée de monter sur quelque roche élevée, pour essayer de revoir encore les cimes bleuâtres des mornes voisins des lieux où j’avais passé mon enfance. Je sortis du vallon, et je gravis la première montagne qui s’offrit à moi. Bientôt des massifs de verdure me dérobèrent entièrement la vue du camp. Je m’assis, et mille idées pénibles se succédèrent tumultueusement dans mon esprit. Je ressemblais au voyageur qui, entraîné par une pente irrésistible vers le précipice qui doit l’engloutir, jette encore un dernier regard sur les champs qu’il a parcourus et sur ceux qu’il espérait parcourir.

Henri sourit, mais n’osa interrompre Delmar par son épiphonème ordinaire.

— Une mort, sans doute cruelle, m’attendait ; je n’avais plus d’espoir ; l’horizon de cette vie que, dans mes rêves, je m’étais tant plu à reculer, se bornait aujourd’hui à quelques heures. Il n’était plus pour moi de présent ni d’avenir ; je cherchai une distraction dans les souvenirs d’un temps plus heureux. Je songeai à Pierrot, à ces jours de jeunesse et d’innocence, où mon cœur s’ouvrait à la douce chaleur de l’amitié ; mais l’idée de la trahison de l’esclave fit saigner ce cœur flétri ; aigri par le malheur, je maudis l’ingrat que j’accusais d’en être la cause ; la certitude même qu’il était mort ne me calmait pas.

En ce moment, un air connu vint frapper mes oreilles. Je tressaillis en entendant une voix mâle chanter : Yo que soy contrabandista. Cette voix, c’était celle de Pierrot. Un dogue vint se rouler à mes pieds, c’était Rask. Je croyais rêver. L’ardeur de la vengeance me transporta ; la surprise me rendit immobile. Un taillis épais s’entr’ouvrit. Pierrot parut. Son visage était joyeux, il me tendit les bras. Je me détournai avec horreur. À cette vue, sa tête tomba sur sa poitrine.

— Frère, murmura-t-il à voix basse, frère, dis, as-tu oublié ta promesse ?

La colère me rendit la parole.

— Monstre ! m’écriai-je, bourreau, assassin de mon oncle, oses-tu m’appeler ton frère ? Tiens, ne m’approche pas.

Je portai involontairement la main à mon côté pour y chercher mon épée. Ce mouvement le frappa. Il prit un air ému, mais doux :

— Non, dit-il, non, je n’approcherai pas. Tu es malheureux, je te plains ; toi, tu ne me plains pas, quoique je sois plus à plaindre que toi.

Un geste de ma main lui indiqua le lieu où étaient nos propriétés, nos plantations incendiées. Il comprit ce reproche muet. Il me regarda d’un air rêveur.

— Oui, tu as beaucoup perdu ; mais, crois-moi, j’ai perdu plus que toi.