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BUG-JARGAL.

Les nègres achevèrent de m’attacher, et m’approchèrent du gouffre qui devait m’engloutir. Je levai les yeux vers la crevasse pour découvrir encore le ciel.

En ce moment, un aboiement plus fort et plus prononce se fit entendre, la tête énorme de Rask passa par l’ouverture. Je tressaillis. Les noirs, que les aboiements n’avaient pas frappés, se préparèrent à me lancer au milieu de l’abîme.

— Camarades !… cria une voix tonnante.

Tous se retournèrent. C’était Bug-Jargal.

Il était debout sur le bord de la crevasse ; une plume rouge flottait sur sa tête.

— Camarades !… répéta-t-il, arrêtez !

Les noirs se prosternèrent. Il continua :

— Je suis Bug-Jargal.

Les noirs frappèrent la terre de leurs fronts, en poussant des cris dont il était difficile de distinguer l’expression.

— Déliez le prisonnier, cria le chef.

En un clin d’œil je fus libre. Le nègre reprit :

— Frères, allez dire à Biassou qu’il ne déploie pas le drapeau noir sur son captif ; car il a sauvé la vie à Bug-Jargal, et Bug-Jargal veut qu’il vive.

Il jeta sa plume rouge au milieu d’eux. Le chef du détachement s’en empara, et ils sortirent sans proférer une parole.

Je ne vous décrirai pas, messieurs, la situation d’esprit où je me trouvais. Je fixais des yeux humides sur Pierrot, qui, de son côté, me contemplait avec une singulière expression de reconnaissance et de fierté.

Il fit un signe : Rask sauta à mes pieds.

— Suis-le, me cria-t-il. — Il disparut. Le jappement du dogue qui marchait devant moi me guida à travers les ténèbres ; nous sortîmes du mont. — En entrant dans la vallée, Bug-Jargal vint au-devant de moi ; son visage était serein. Je lui sautai au cou. Nous restâmes un moment muets et oppressés. Enfin, il reprit la parole.

— Écoute, frère ; mon exécution, ou celle de mes dix camarades, devait suivre la tienne. — Mais j’ai fait dire à Biassou de ne pas déployer le drapeau noir. Tu vivras, et moi aussi.

La surprise, la joie, m’empêchèrent de lui répondre. Il me tendit la main.

— Frère, es-tu content ?

Je recouvrai la parole, je l’embrassai, je le conjurai de vivre désormais auprès de moi, je lui promis de lui faire obtenir un grade dans l’armée coloniale. Il m’interrompit d’un air farouche.

— Frère, je ne te propose pas de t’enrôler parmi les miens.

Il ajouta d’un ton gai :

— Allons, veux-tu voir ton oncle ?

Je lui témoignai combien était grand mon désir de consoler ce pauvre vieillard. Il me prit la main et me conduisit. Rask nous suivait…

Ici Delmar s’arrêta, et jeta un sombre regard autour de lui, la sueur coulait à grosses gouttes de son front ; il couvrit son visage avec sa main. Rask le regardait d’un air inquiet. — Oui, c’est ainsi que tu me regardais… murmura-t-il. — Un