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HISTORIQUE DU LIVRE.

la date fixée pour la livraison de Notre-Dame constituait un engagement formel. M. Gosselin, en vertu de cet engagement, réclama sévèrement la remise immédiate du manuscrit qu’il attendait depuis plus d’une année. Et la première ligne n’en était pas écrite !

Il y eut échange de lettres aigres-douces, menaces d’un procès en dommages-intérêts. Des amis communs, les Bertin, Amédée Pichot, intervinrent. M. Gosselin consentit un nouveau traité, mais il l’imposa cette fois précis et rigoureux de manière à tenir le pauvre auteur dans des liens qu’il ne pût rompre. Par acte du 5 juin 1830, Victor Hugo s’engagea à livrer à M. Gosselin le manuscrit de Notre-Dame de Paris le 1er décembre de la même année.

Dans le cas où, sauf le cas de maladie constatée de M. Victor Hugo ou quelque cas grave qu’il est impossible de spécifier, mais dont le mérite serait jugé par des arbitres amiables, ce manuscrit ne lui serait pas remis à ladite époque, il lui serait compté, par chaque huit jours de retard la somme de mille francs, et au bout du deuxième mois la somme de deux mille francs complétant une somme de dix mille francs, fixée pour montant des dommages-intérêts dus à M. Gosselin. Après ces deux mois, la somme de dix mille francs payée, M. Victor Hugo n’aura plus d’époque fixée pour la remise de son manuscrit, mais il ne pourra jamais en disposer qu’en faveur de M. Gosselin.

Voilà qui est léonin ! et l’on serait tenté de maudire ce féroce marchand de livres. Bénissons-le au contraire ; car, sans sa tenace exigence, Victor Hugo, tenté par le théâtre et la poésie, n’aurait peut-être jamais écrit Notre-Dame.

Il n’avait que six mois devant lui pour l’achever, il n’y avait pas un moment à perdre, et cependant il ne se mit pas tout de suite à l’œuvre. Nous avons là une indication précieuse sur sa manière de travailler : composer avant d’écrire. Il prit encore près de deux mois pour revoir ses notes, compléter son plan et se replonger, au sortir de l’Espagne de Charles-Quint, dans le Paris de Louis XI. C’est à ce moment sans doute qu’il donna à la Esmeralda son troisième amoureux, Phœbus. Trois pour une, tres para una, comme dans Hernani.

Victor Hugo se mit enfin à sa table de travail le 25 juillet 1830 et écrivit deux ou trois pages.

Le 27, la Révolution éclatait.

Ce n’était pas Victor Hugo qui pouvait se dérober à une telle commotion et, quand le dix-neuvième siècle se renouvelait, rester confiné dans le quinzième. C’était assurément un de ces cas de force majeure prévus par le traité ? Néanmoins il se défiait de son tyran, il prit prétexte de l’accident d’un dossier égaré et, le 5 août, lui écrivit :

Le péril que courait le 29 juillet ma maison aux Champs-Élysées m’avait déterminé à faire évacuer mes effets les plus précieux et mes manuscrits chez mon beau-père qui demeure rue du Cherche-Midi et dont le quartier, par conséquent, était peu menacé. Dans cette opération qui s’est faite en toute hâte, il a été perdu un cahier tout entier de notes, qui m’avaient coûté plus de deux mois de recherches et qui étaient indispensables à l’achèvement de Notre-Dame de Paris. Ce cahier n’a pu être encore retrouvé et je crains maintenant que toutes les recherches ne soient inutiles… C’est là sans doute un des cas graves et de force majeure qui ont été prévus par notre convention du 5 juin. Pourtant, si d’autres événements ne surviennent pas qui mettent obstacle à la continuation de mon ouvrage, j’espère toujours pouvoir à force de travail être en mesure de vous livrer le manuscrit a l’époque convenue. J’avoue cependant qu’un délai de deux mois librement consenti par vous me ferait plaisir…

Il me semble aussi qu’il peut être de votre intérêt bien entendu que le manuscrit de N.-D. de Paris ne vous soit pas livré à une époque aussi rapprochée de la présente révolution que le 1er décembre. Il est douteux que la littérature soit déjà revenue alors au degré d’importance qu’elle avait il y a deux mois, et je crois qu’un retard ne doit pas vous convenir moins qu’à moi.