fut grand aussi pour l’époque. Les livres, dans ce temps-là, coûtaient fort cher (quinze francs pour Notre-Dame au moins trente d’aujourd’hui) ; on ne les achetait pas, on les louait. Il y avait de très nombreux cabinets de lecture qui louaient les volumes à raison de 25 à 50 centimes par jour selon l’importance et la nouveauté. Chaque exemplaire représentait ainsi de deux à trois cents lecteurs, et plus des trois quarts des éditions s’écoulaient de cette manière. Notre-Dame de Paris a eu deux tirages, qui, selon l’usage de la librairie d’alors (et un peu d’aujourd’hui), ont été divisés en sept éditions ; le premier tirage en deux volumes in-8o à mille exemplaires, le second en quatre volumes in-18 à dix-sept cents exemplaires, auxquels il faut ajouter les doubles passes de vingt pour cent accordées à l’éditeur, soit un total de 3,300 exemplaires. C’est un chiffre qui, pour le temps et dans les conditions que nous avons dites, constitue un véritable succès. La preuve en résulte d’un petit fait significatif : avant la fin de l’année, les trois cents derniers volumes de l’in-octavo, formant la quatrième édition, sont cotés vingt-cinq francs au lieu de quinze sur la couverture de la Maréchale d’Ancre d’Alfred de Vigny, publiée par le même éditeur.
Mais c’est surtout la victoire littéraire qui fut éclatante et rapide. Les journaux politiques, de si petit format alors, étaient absorbés par les événements du jour ; mais tout de suite, même avant la fin de mars, les revues (Revue de Paris, Revue des Deux-Mondes, Mercure, etc.) s’empressèrent de publier des articles pleins d’enthousiasme. Ceux qu’on appelait « les Jeune-France » célébrèrent triomphalement la naissance du chef-d’œuvre. Montalembert, jeune, fit deux articles dans l’Avenir. Les attaques des adversaires eux-mêmes n’allaient pas sans une part d’éloges. Les amis étaient dans la joie. Lamartine écrivait de Hondschoote :
Mon cher Victor, je viens de lire Notre-Dame de Paris ; le livre me tombe des mains. C’est une œuvre colossale, une pierre antédiluvienne. Je n’aimais ni Han ni Bug, je le confesse ; mais je ne vois rien à comparer dans nos temps à Notre-Dame de Paris. C’est le Shakespeare du roman, c’est l’épopée du moyen âge, c’est je ne sais quoi, mais grand, fort, profond, immense, ténébreux comme l’édifice dont vous en avez fait le symbole.
Seulement c’est immoral par le manque de Providence assez sensible ; il y a de tout dans votre temple excepté un peu de religion, la religion, ce ciel bleu de toutes les scènes morales comme l’autre ciel est le fond de toutes les scènes pittoresques.
Pardon, je n’ai pu en fermant le livre me refuser de dire un mot à l’auteur. L’auteur a grandi à mes yeux de mille coudées par ce livre ! Il est plus haut que vos tours de Notre-Dame.
Adieu, ce n’est qu’un mot écrit en frissonnant.
Sainte-Beuve écrivait de Bruxelles :
Vous ne m’avez jamais paru plus grand, plus fort, plus maître de votre puissance, plus libre de l’appliquer désormais à toutes choses.
Michelet :
Je voulais parler de Notre-Dame de Paris. Mais quelqu’un a marqué ce monument d’une telle griffe de lion, que personne désormais ne se hasardera d’y toucher. C’est sa chose désormais, c’est son fief ; c’est le majorat de Quasimodo. Il a bâti, à côté de la vieille cathédrale, une cathédrale de poésie, aussi ferme que les fondements de l’autre, aussi haute que ses tours[1].
Autre témoignage en sens inverse de la puissance de ce livre, qui ne laissait froid personne. Tandis qu’il ravissait Lamartine jeune, il exaspérait Gœthe vieux. L’auteur de Faust, à quatre-vingts ans, assagi, affaibli, n’ayant plus d’amour que pour la beauté sereine, ayant
- ↑ Michelet. Histoire de France, t. II, p. 684. Hachette, 1833.