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RELIQUAT DES MISÉRABLES.

autre, c’est soi-même qu’on regarde. Au fond, on le sent ; on se l’avoue dans l’intimité du monologue ; et l’on hait le philosophe sincère qui fait les confrontations. Les laideurs n’aiment point les miroirs.

Présentons le miroir pourtant. Montrons Claudine Ronge-Oreille à Frédégonde. Là, madame, votre majesté se voit-elle ?


VI


Matière à réflexions, et pour revenir au point de vue général, la femme, dans les conditions où l’ordre social l’accepte, est mineure, dans les conditions où l’ordre social la rejette, elle est infâme. Vénérée ou conspuée. On pourrait presque dire que la femme est hors la loi. Or, la femme, c’est notre mère.

Digne de pitié dans les deux cas ; digne aussi de respect. Quoi, même rejetée, même infâme ! Oui, puisque cette infamie est plutôt notre fait que le sien ; oui, puisque cette infamie est une résultante de sa faiblesse. Il y a dans le vieux monde tel qu’il est un déchaînement de forces qui toutes tendent à courber la femme. Un vent de colère et d’aveuglement souffle sur elle. Cette tête baissée de la femme nous accuse. Son infamie est notre opprobre. La femme a cette marque, qui ne prouve rien que notre violence et sa misère. C’est le pli du roseau sous l’ouragan.

Tous tant que nous sommes, ces redoutables problèmes nous touchent ; par égoïsme, ayons pitié ; notre devoir, à nous civilisation, est de les aborder nettement, de les soumettre au travail incessant du progrès, et de faire perpétuellement effort sur tous les points réfractaires à la solution. Ne vous le dissimulez point, la femme tachée gagne la société tout entière. Élargissement de la goutte d’huile.

Cette immense fille publique qui va du haut en bas de la civilisation, qui, au-dessus de nos têtes s’appelle Isabeau de Bavière et au-dessous de nos talons Fanchon la Cogne, cette géante du vice, avec son lugubre sobriquet : Joie, est-ce que ce n’est pas épouvantable ?

L’accablement de la fille du peuple sous l’Anankè social est particulièrement poignant. La fille du peuple qui se livre est une vaincue. Sous toutes ces mains de fer qui la saisissent, elle est si peu libre qu’elle est presque irresponsable. Elle a droit de se redresser, et de demander compte, et de recracher l’ignominie à la face de la fatalité ; elle a droit de mettre le mépris public en accusation devant Dieu. Elle garde dans sa dégradation on ne sait quelle sinistre innocence.

Il y a du sacrifice humain dans la prostitution ; de là certains aspects terribles.

La fermentation de tous les vieux vices sociaux dégage à travers la civilisation une vapeur malsaine. L’ancien monde, fini ou finissant, apparaît comme une morne solitude morale. Le philosophe y rôde, osant à peine approcher de toutes les formes nocturnes qu’il entrevoit.

L’heure est sombre. Ceci est la chaudière. La chaudière du Brocken, la chaudière de la bruyère de Harmuirh ; la grande cuve fatale du vieux monde. La flamme lèche l’airain ; le bouillonnement est monstrueux. Jetez-y le nouveau-né, jetez-y la cheve-