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RELIQUAT DES MISÉRABLES.

lure blonde, jetez-y les cheveux gris, jetez-y la mère, jetez-y l’enfant, jetez-y la virginité des filles pauvres, jetez-y la honte, ce crapaud, jetez-y les cris et les larmes, jetez-y la faim, jetez-y la nuit. Toute la vieille société humaine frémit dans cette profondeur ; la fournaise est gaie au-dessous. Éclairs et tonnerre. Les hideux masques de l’ombre s’empourprent à la réverbération du brasier, le vague échevellement des furies apparaît dans la fumée ; Ignorance, Misère et Crime se donnent la main autour du mystère. On danse confusément dans cette lueur. Qui ? les êtres de l’abîme. Et, dans le crépuscule, sous le vol des chauves-souris, sous le cri des chouettes, devant l’immensité des ténèbres s’écroulant du zénith, les trois spectres, secouant leurs haillons, étendant sur l’horizon la noirceur de leurs bras terribles, hagards, farouches, joyeux, disent à l’assassin qui passe : tu es roi !


Ces réalités du mal social souterrain ont cela de hideux et d’étrange qu’il est impossible de les regarder longtemps sans croire que c’est un songe. Plus on les étudie, plus elles étonnent. Plus on les touche du doigt, plus on est tenté de dire : cela n’est pas. Elles prennent peu à peu sous l’œil de l’observateur la figure de l’impossible. Leur incohérence avec la nature humaine leur ôte la vraisemblance, elles sont, hélas ! mais à ce degré l’horrible semble absurde, et l’on croit voir des espèces de faits fantômes. L’observation se complique d’effarement. Tout ce dessous de la civilisation s’ébauche au regard du penseur comme une vision. Cela semble fait pour être contemplé, en même temps par Sainte-Foix ivre du fond de la charrette des boueurs, et par Jean du haut de Pathmos. Des formes d’obscurité passent ; il y a un météore, le no 113 ; on entend l’éclat de rire de Lacenaire dans le cabanon de Bicêtre ; les trousseaux de clefs tintent dans cette ombre comme les clochettes dans la montagne ; des linéaments de caverne se mêlent aux étoiles ; tout flotte, roule, tremble, se dissipe et se reforme ; est-ce de la roche ? est-ce de la fumée ? respirez, vous êtes asphyxié ; si cela tombait sur vous, cela vous écraserait. Des portes s’ouvrent et se ferment avec des refoulements de ténèbres ; on entend grincer des grilles ; des voitures cellulaires partent au grand trot ; on entrevoit des gendarmes ; des guichetiers vont et viennent ; des greniers tranquilles avec leurs manches de serge, écrivent ; on aperçoit des intérieurs de bureaux, des hommes froids, des juges, des dossiers, des registres ouverts sur des pupitres, des rangées d’in-folio portant des dates et les lettres de l’alphabet, des pieds de tables, de fauteuils et de chaises, parmi lesquels toutes les malédictions et tous les blasphèmes font serpenter leurs flamboiements. On voit des profondeurs ; on entend l’écume d’un torrent vers lequel Mingrat se dirige portant un sac ; quelque chose passe par un trou du sac, c’est un pied de femme. Le buisson où est caché Papavoine frissonne ; un vent de bouleversement mêle les spectres ; Henriette Cormier joue à la boule avec une tête d’enfant. Un chaos de couteaux qui brillent est lugubrement dominé par deux poteaux rouges ; l’exagération de l’ombre s’ajoute à l’épouvante ; la bestialité des vices se manifeste ; le méchant rugit, l’hypocrite miaule ; les visages humains se dilatent en faces léopardes ; les ivrognes passent en chantant ; on descend de la Courtille, on tombe dans le Cocyte ; on est joyeux ; on valse, on mange, on boit ; Castaing trinque avec les frères Ballet ; les femmes sont décolletées, on a des masques,