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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IV.djvu/565

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RELIQUAT DES MISÉRABLES.

on soulève le loup pour le baiser ; allons souper, crie une voix, dansons, crie l’autre ; il y a un orchestre ; le rire est immense ; à une extrémité l’archet de Musard, à l’autre le glaive de l’archange ; et l’apocalypse confine au carnaval.

N’est-ce pas redoutable ? avoir cela au-dessous de soi, qu’en dites-vous ?

Sont-ce seulement des crimes, des débauches, des vices, des attentats, des sacrilèges, des guets-apens, des vols, des meurtres, des perversités ? non. Ce sont des souffrances. Cette plaie qui rit, c’est horrible. Ces hommes sont des malheureux, ces femmes sont des désespérées, leur joie est la surface hideuse de la désolation, ces monstres sont des malades. Et tant qu’il y aura de ces malades-là dans la civilisation, la civilisation sera triste. La société sera comme Byron cachant son pied-bot. Elle aura sur le visage la mélancolie incurable de la misère latente. De certaines lividités dénonceront extérieurement le mal. Les clairvoyants ne s’y tromperont pas ; un philosophe est un médecin. Soyez donc heureux ! en haut le sourire, en bas l’ulcère. Cacher une difformité, ce n’est pas la supprimer. Pour ne pas avouer votre peste, en êtes-vous moins pestiféré ? Il est temps de prendre un parti. Voulons-nous guérir cela, oui ou non ?


Aucune étude, répétons-le, n’égale en grandeur la contemplation des prodigieux précipices ouverts par le mal dans le genre humain. Qui rêve de les fermer doit oser les sonder. Vol, ignorance, prostitution, misère, autant de lieux de chute, autant d’hiatus vertigineux, autant d’horribles bouches sépulcrales où tombent, neige noire, des millions de vivants. Ces escarpements de l’abîme attirent le penseur. Ils attirent quiconque veut voir les sombres énormités sacrées, quiconque veut voir les cavernes visionnaires pleines des nuées de l’infini, quiconque veut voir les dragons du rêve, quiconque voudrait voir Babylone, quiconque voudrait voir Léviathan, quiconque a les curiosités formidables. Ils attirent quiconque a de la pitié. Etes-vous miséricordieux ? venez, et regardez. Ensuite nous pleurerons ; ensuite nous aviserons. Il suffit, pour avoir envie de se pencher sur ces profondeurs, de se sentir ému et attendri par ces immensités d’amertume, et d’avoir une larme à donner à l’océan.


VII


Croyez-vous en Dieu ? non. Pourquoi ? à cause de la souffrance. Eh bien, à cause de la souffrance, j’y crois. Ô misérables, comprenez la divinité de la misère. Misérable signifie vénérable. Dans l’orient, les insensés sont sacrés ; ils ont le ciel en eux ; l’idiot sourd-muet est un noyé de l’inspiration. Le souffle d’en haut l’a englouti. Le foudroyé est sanctifié. Souffrir, c’est mériter. Tertullien appelle les prisonniers et les esclaves, les préférés, prælati. Là où il y a un misérable, la survenue auguste d’un dieu est toujours possible. Les transfigurations sont voisines des ensevelissements. Dans toute infortune il y a le calvaire. Une reine de légendes, prise de miséricorde pour un lépreux, le mit dans son lit ; le mari entra l’épée haute, furieux de l’adultère, arracha le drap, et, dans ce lit, là où le mari croyait trouver un homme, là où la