Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IX.djvu/219

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Mais alors, si tu prends Lantenac, tu lui feras grâce ?

— Non.

— Pourquoi ? Puisque tu as fait grâce aux trois cents paysans ?

— Les paysans sont des ignorants ; Lantenac sait ce qu’il fait.

— Mais Lantenac est ton parent.

— La France est la grande parente.

— Lantenac est un vieillard.

— Lantenac est un étranger. Lantenac n’a pas d’âge. Lantenac appelle les anglais. Lantenac, c’est l’invasion. Lantenac est l’ennemi de la patrie. Le duel entre lui et moi ne peut finir que par sa mort, ou par la mienne.

— Gauvain, souviens-toi de cette parole.

— Elle est dite.

Il y eut un silence, et tous deux se regardèrent.

Et Gauvain reprit :

— Ce sera une date sanglante que cette année 93 où nous sommes.

— Prends garde ! s’écria Cimourdain. Les devoirs terribles existent. N’accuse pas qui n’est point accusable. Depuis quand la maladie est-elle la faute du médecin ? Oui, ce qui caractérise cette année énorme, c’est d’être sans pitié. Pourquoi ? parce qu’elle est la grande année révolutionnaire. Cette année où nous sommes incarne la révolution. La révolution a un ennemi, le vieux monde, et elle est sans pitié pour lui, de même que le chirurgien a un ennemi, la gangrène, et est sans pitié pour elle. La révolution extirpe la royauté dans le roi, l’aristocratie dans le noble, le despotisme dans le soldat, la superstition dans le prêtre, la barbarie dans le juge, en un mot, tout ce qui est la tyrannie dans tout ce qui est le tyran. L’opération est effrayante, la révolution la fait d’une main sûre. Quant à la quantité de chair saine qu’elle sacrifie, demande à Boerhaave ce qu’il en pense. Quelle tumeur à couper n’entraîne une perte de sang ? Quel incendie à éteindre n’exige la part du feu ? Ces nécessités redoutables sont la condition même du succès. Un chirurgien ressemble à un boucher ; un guérisseur peut faire l’effet d’un bourreau. La révolution se dévoue à son œuvre fatale. Elle mutile, mais elle sauve. Quoi ! vous lui demandez grâce pour le virus ! vous voulez qu’elle soit clémente pour ce qui est vénéneux ! Elle n’écoute pas. Elle tient le passé, elle l’achèvera. Elle fait à la civilisation une incision profonde, d’où sortira la santé du genre humain. Vous souffrez ? sans doute. Combien de temps cela durera-t-il ? le temps de l’opération. Ensuite vous vivrez. La révolution ampute le monde. De là cette hémorrhagie, 93.

— Le chirurgien est calme, dit Gauvain, et les hommes que je vois sont violents.