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HISTORIQUE DES MISÉRABLES.

même, avec votre intelligence si pénétrante et si ouverte, vous risqueriez de vous tromper, en essayant d’apprécier définitivement ceci ou cela. Et ne voyant pas la perspective du tout, vous commettriez une erreur d’optique. Ce livre est une montagne. On ne peut le mesurer ni même le bien voir qu’a distance, c’est-à-dire complet.


Victor Hugo pourtant, par curiosité, demande à Lacroix de lui indiquer les passages qu’il conviendrait de supprimer.

Lacroix, flatté mais très confus, débute par un exorde fort respectueux dans sa lettre du 16 février :


Ma précédente lettre soulevait un point très délicat, je le reconnais, très cher maître, mais, aux temps anciens, le maître respecté développait ses idées aux disciples amis qui l’écoutaient, et le maître daignait en appeler quelquefois à l’avis humble et modeste du disciple…


Lacroix part de là pour expliquer qu’il y a le succès auprès de l’élite et le succès auprès des masses populaires, l’effet à produire, le grand coup à porter, et la nécessité de sacrifier provisoirement des beautés d’un ordre trop sévère.


Vous me demandez de vous marquer les passages que je voudrais voir écourtés dans les livres Petit-Picpus et Parenthèse. Ah ! c’est chose bien difficile. Vous-même êtes seul et meilleur juge.


Cependant Lacroix s’exécute, il signale longuement les coupures à opérer. Dans le livre le Petit Picpus, il couperait 59 lignes du chapitre ii : l’Obédience de Martin Verga, et supprimerait le chapitre vi : le Petit couvent ; deux pages dans le chapitre vii, Quelques silhouettes de cette ombre ; le chapitre ix : Un siècle sous une guimpe', et le chapitre x : Origine de l’adoration perpétuelle. Soit environ dix-sept pages sur soixante-quatorze de l’édition originale.

Quant au livre Parenthèse', il lui semble si admirable qu’il n’oserait pas lui enlever quelques pages, non ; il préférerait le supprimer tout entier et le donner en primeur dans une seconde édition.

Lacroix conclut :


Décidez donc, cher et illustre maître, votre

décision ne peut être que bonne étant raisonnée.


Il avait prononcé un peu imprudemment le mot de «sacrifice» au sujet de l’augmentation des dépenses par suite de l’allongement du roman ; il tient à se justifier :


Sans doute en nous donnant cinq parties de deux volumes, vous nous donnez un bénéfice. En parlant de sacrifice je ne voulais parler que du sacrifice résultant du surcroît de pages et de papier que nécessite chaque volume — par notre faute, je l’admets sans doute. Oh ! combien nous vous remercions de ces cinq parties, de ces dix volumes et de votre bonté indulgente pour moi…


Et Lacroix glisse cette phrase à la fin :


Je crois toujours que votre présence peut seule permettre la rapidité de publication des parties suivantes.


C’est désormais le leit-motiv de toutes ses lettres. Il le chanterait presque en cantique : « Venez, divin Messie, sauvez nos jours infortunés. »

Victor Hugo n’opère aucune des suppressions demandées, et persiste à rester à Guernesey.


Lacroix, toujours possédé par cette belle activité, par cette impatience fiévreuse qui l’aiguillonnent, qui le poussent à hâter la publication, a conscience de la grosse valeur marchande qu’il a entre les mains, et voit se dresser autour de lui toute une légion de contrefacteurs qu’il veut gagner de vitesse.

La pièce investissant ses correspondants de Leipzig de tous les droits de propriété sur les Misérables en Allemagne,