Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome V.djvu/421

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
409
HISTORIQUE DES MISÉRABLES.

par la représentation ou la traduction du drame original de votre fils. — En réalité, c’est une contrefaçon qui peut être attaquée et poursuivie par vous, que ce drame tiré du roman et qu’on représentera en Italie sous peu de jours.

Notre correspondant de Milan, M. Daëlli, pour lequel nous vous avions demandé une procuration, nous prie de lui donner vos instructions : doit-il protester, poursuivre ou laisser faire ?


…Nous attendons avec impatience votre cinquième partie. Je m’attends à la trouver palpitante, superbe, unissant la hauteur de l’idée et la portée morale du livre à la force de l’émotion, à la puissance d’un drame douloureux.


Lacroix écrivait ce même 11 mai une seconde lettre au sujet du conflit qui avait éclaté entre Paris et Bruxelles sur la publication de la seconde et de la troisième partie. La querelle était apaisée : à Paris on aurait voulu paraître le 10 mai ; à Bruxelles on tenait d’abord pour le 16, puis pour le 20 ; on transigea pour le 15. Mais Lacroix déclarait qu’il ne fallait ni sacrifier Paris au reste du monde, ni le reste du monde à Paris, l’affaire des Misérables n’étant pas le succès de Paris, mais un succès universel.


Il est dû non à Paris, mais à chaque ville…

Il n’a pas fallu Paris pour avoir neuf langues se disputant à l’avance la primeur de votre œuvre. Je dis : Ne méprisons personne. Pour nous, sacrifier tout à Paris, c’eût été tout compromettre, car il y a là une éventualité qui n’existe point partout ailleurs. Or, si Paris est tout, qu’est notre affaire avec Paris enlevé par l’éventualité ? Il y a donc quelque chose d’autre. Je crois avoir raison dans votre intérêt de gloire, non moins que dans votre intérêt marchand, de ménager ce qui n’est pas la France.


Ah ! L’éventualité, c’est-à-dire l’interdiction, voilà ce qui troublait toujours Lacroix, et ce qui commençait à préoccuper Victor Hugo, depuis que l’article de Cuvillier-Fleury, dans les Débats, avait pu éveiller l’attention du gouvernement.

Lacroix, qui lit le manuscrit fiévreusement au fur et à mesure que les chapitres lui parviennent, n’envisage plus que cette terrible éventualité.

Dans sa lettre du 12 mai, il dit :


J’ai commencé la lecture de La Guerre entre quatre murs, et votre drame se fortifie, l’action se resserre, le palpitement de la fin se sent. C’est beau et c’est hardi, c’est neuf. Quel effet prodigieux cela ferait à Paris sans l’éventualité. Espérons qu’elle ne se produira pas ; il y aurait folie à provoquer une telle mesure, ce serait réellement inouï, mais l’inouï est le résultat du caprice.


On comprend bien que Lacroix insinue doucement qu’il y aurait peut-être lieu d’atténuer le livre ; il use de moyens détournés, il n’ose le dire nettement, surtout depuis que Victor Hugo a déjà répondu qu’il fallait prendre son parti de la situation et braver les foudres du régime impérial.

Victor Hugo termine la révision de son roman. On lit dans ses carnets :


14 mai. Aujourd’hui, à 11 h. 1/2 du matin, j’ai fini la révision du manuscrit des Misérables. Il y a un an, le 14 mai, c’était la dernière journée que je passais 64, rue du Nord, à Bruxelles, avant d’aller m’établir à Mont-Saint-Jean pour finir le livre. Il y a deux ans, le 14 mai, j’achevais la lecture de préparation de ce qui était fait du livre pour m’y remettre.

15 mai. Il y a un an, je m’installais à l’hôtel des Colonnes, à Mont-Saint-Jean, pour y achever les Misérables. Aujourd’hui la seconde et la troisième partie paraissent à Paris.


Ce fut un véritable événement que cette mise en vente ; le 15 mai, l’imprimeur Claye en donne ces détails à Victor Hugo :


Je ne puis résister au désir de vous donner une idée, si incomplète et si incolore qu’elle soit, du tableau qu’offrait la rue de Seine