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L'HOMME QUI RIT

dans un mascaron bestial. Une sorte de flot grimaçant avait tout envahi. Jamais on n’avait vu plus totale éclipse de l’homme sur le visage humain, jamais parodie n’avait été plus complète, jamais ébauche plus affreuse n’avait ricané dans un cauchemar, jamais tout ce qui peut repousser une femme n’avait été plus hideusement amalgamé dans un homme ; l’infortuné cœur, masqué et calomnié par cette face, semblait à jamais condamné à la solitude sous ce visage comme sous un couvercle de tombe. Eh bien non ! où s’était épuisée la méchanceté inconnue, la bonté invisible à son tour se dépensait. Dans ce pauvre déchu, tout à coup relevé, à côté de tout ce qui repousse elle mettait ce qui attire, dans l’écueil elle mettait l’aimant, elle faisait accourir à tire d’aile vers cet abandonné une âme, elle chargeait la colombe de consoler le foudroyé, et elle faisait adorer la difformité par la beauté.

Pour que cela fût possible, il fallait que la belle ne vît pas le défiguré. Pour ce bonheur, il fallait ce malheur. La providence avait fait Dea aveugle.

Gwynplaine se sentait vaguement l’objet d’une rédemption. Pourquoi la persécution ? il l’ignorait. Pourquoi le rachat ? Il l’ignorait. Une auréole était venue se poser sur sa flétrissure ; c’est tout ce qu’il savait. Ursus, quand Gwynplaine avait été en âge de comprendre, lui avait lu et expliqué le texte du docteur Conquest de Denasatis, et, dans un autre in-folio, Hugo Plagon[1], le passage nares habens mutilas ; mais Ursus s’était prudemment abstenu « d’hypothèses », et s’était bien gardé de conclure quoi que ce soit. Des suppositions étaient possibles, la probabilité d’une voie de fait sur l’enfance de Gwynplaine était entrevue ; mais pour Gwynplaine il n’y avait qu’une évidence, le résultat. Sa destinée était de vivre sous un stigmate. Pourquoi ce stigmate ? pas de réponse. Silence et solitude autour de Gwynplaine. Tout était fuyant dans les conjectures qu’on pouvait ajuster à cette réalité tragique, et, excepté le fait terrible, rien n’était certain. Dans cet accablement, Dea intervenait ; sorte d’interposition céleste entre Gwynplaine et le désespoir. Il percevait, ému et comme réchauffé, la douceur de cette fille exquise tournée vers son horreur ; l’étonnement paradisiaque attendrissait sa face draconienne ; fait pour l’effroi, il avait cette exception prodigieuse d’être admiré et adoré dans l’idéal par de la lumière, et, monstre, il sentait sur lui la contemplation d’une étoile.

Gwynplaine et Dea, c’était un couple, et ces deux cœurs pathétiques s’adoraient. Un nid, et deux oiseaux ; c’était là leur histoire, ils avaient fait leur rentrée dans la loi universelle qui est de se plaire, de se chercher et de se trouver.

  1. Versio Gallica Will. Tyrii, lib. II, cap. xxiii.