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L'HOMME QUI RIT

VII

la cécité donne des leçons de clairvoyance

Parfois Gwvnplaine s’adressait des reproches. Il se faisait de son bonheur un cas de conscience. Il s’imaginait que de se laisser aimer par cette femme qui ne pouvait le voir, c’était la tromper. Que dirait-elle si ses yeux s’ouvraient tout à coup ? comme ce qui l’attire la repousserait ! comme elle reculerait devant son effroyable aimant ! quel cri ! quelles mains voilant son visage ! quelle fuite ! Un pénible scrupule le harcelait. Il se disait que, monstre, il n’avait pas droit à l’amour. Hydre idolâtrée par l’astre, il était de son devoir d’éclairer cette étoile aveugle.

Une fois il dit à Dea :

— Tu sais que je suis très laid.
— Je sais que tu es sublime, répondit-elle.

Il reprit :

— Quand tu entends tout le monde rire, c’est de moi qu’on rit, parce que je suis horrible.
— Je t’aime, lui dit Dea.

Après un silence, elle ajouta :

— J’étais dans la mort ; tu m’as remise dans la vie. Toi là, c’est le ciel à côté de moi. Donne-moi ta main, que je touche Dieu !

Leurs mains se cherchèrent et s’étreignirent, et ils ne dirent plus une parole, rendus silencieux par la plénitude de s’aimer.

Ursus, bourru, avait entendu. Le lendemain, comme ils étaient tous trois ensemble, il dit :

— D’ailleurs Dea est laide aussi.

Le mot manqua son effet. Dea et Gwynplaine n’écoutaient pas. Absorbés l’un dans l’autre, ils percevaient rarement les épiphonèmes d’Ursus. Ursus était profond en pure perte.

Cette fois pourtant la précaution d’Ursus « Dea est laide aussi » indiquait chez cet homme docte une certaine science de la femme. Il est certain que Gwynplaine avait fait, loyalement, une imprudence. Dit à une toute autre femme et à une toute autre aveugle que Dea, le mot : Je suis laid, eût pu être dangereux. Être aveugle et amoureux, c’est être deux fois aveugle. Dans cette situation-là on fait des songes ; l’illusion est le pain du songe ; ôter l’illusion à l’amour, c’est lui ôter l’aliment. Tous les enthousiasmes entrent utilement dans sa formation ; aussi bien l’admiration physique que