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L'HOMME QUI RIT

D’où venait cette croissance de la cahute misérable en berlingot olympique ?

De ceci : Gwynplaine était célèbre.

C’était avec un flair vrai de ce qui est la réussite parmi les hommes qu’Ursus avait dit à Gwynplaine : On a fait ta fortune.

Ursus, on s’en souvient, avait fait de Gwynplaine son élève. Des inconnus avaient travaillé le visage. Il avait, lui, travaillé l’intelligence, et derrière ce masque si bien réussi il avait mis le plus qu’il avait pu de pensée. Dès que l’enfant grandi lui en avait paru digne, il l’avait produit sur la scène, c’est-à-dire sur le devant de la cahute. L’effet de cette apparition avait été extraordinaire. Tout de suite les passants avaient admiré. Jamais on n’avait rien vu de comparable à ce surprenant mime du rire. On ignorait comment ce miracle d’hilarité communicable était obtenu, les uns le croyaient naturel, les autres le déclaraient artificiel, et, les conjectures s’ajoutant à la réalité, partout, dans les carrefours, dans les marchés, dans toutes les stations de foire et de fête, la foule se ruait vers Gwynplaine. Grâce à cette « great attraction », il y avait eu dans la pauvre escarcelle du groupe nomade pluie de liards d’abord, ensuite de gros sous, et enfin de shellings. Un lieu de curiosité épuisé, on passait à l’autre. Rouler n’enrichit pas une pierre, mais enrichit une cahute ; et d’année en année, de ville en ville, avec l’accroissement de la taille et de la laideur de Gwynplaine, la fortune prédite par Ursus était venue.

— Quel service on t’a rendu là, mon garçon ! disait Ursus.

Cette « fortune » avait permis à Ursus, administrateur du succès de Gwynplaine, de faire construire la charrette de ses rêves, c’est-à-dire un fourgon assez vaste pour porter un théâtre et semer la science et l’art dans les carrefours. De plus, Ursus avait pu ajouter au groupe composé de lui, d’Homo, de Gwynplaine et de Dea, deux chevaux et deux femmes, lesquelles étaient dans la troupe déesses, nous venons de le dire, et servantes. Un frontispice mythologique était utile alors à une baraque de bateleurs. « Nous sommes un temple errant », disait Ursus.

Ces deux bréhaignes, ramassées par le philosophe dans le pêle-mêle nomade des bourgs et faubourgs, étaient laides et jeunes, et s’appelaient, par la volonté d’Ursus, l’une Phœbé et l’autre Vénus. Lisez : Fibi et Vinos. Attendu qu’il est convenable de se conformer à la prononciation anglaise.

Phœbé faisait la cuisine et Vénus scrobait le temple.

De plus, les jours de performance, elles habillaient Dea.

En dehors de ce qui est, pour les bateleurs comme pour les princes, « la vie publique », Dea était, comme Fibi et Vinos, vêtue d’une jupe florentine en toile fleurie et d’un capingot de femme qui, n’ayant pas de manches,