Aller au contenu

Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VIII.djvu/271

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
253
EXTRAVAGANCES QUE LES GENS…

épais cheveux tombants. D’ailleurs tout était ténèbres. L’ours grondait, le loup grinçait, l’homme criait. L’homme avait le dessous, les deux bêtes l’accablaient ; il demandait aide et secours, il jetait dans l’inconnu un profond appel. Il râlait. On assistait à cette agonie de l’homme ébauche, encore à peine distinct des brutes ; c’était lugubre, la foule regardait haletante ; une minute de plus, les fauves triomphaient, et le chaos allait résorber l’homme. Lutte, cris, hurlements, et tout à coup silence. Un chant dans l’ombre. Un souffle avait passé, on entendait une voix. Des musiques mystérieuses flottaient, accompagnant ce chant de l’invisible, et subitement, sans qu’on sût d’où ni comment, une blancheur surgissait. Cette blancheur était une lumière, cette lumière était une femme, cette femme était l’esprit. Dea, calme, candide, belle, formidable de sérénité et de douceur, apparaissait au centre d’un nimbe. Silhouette de clarté dans de l’aurore. La voix, c’était elle. Voix légère, profonde, ineffable. D’invisible faite visible, dans cette aube, elle chantait. On croyait entendre une chanson d’ange ou un hymne d’oiseau. À cette apparition, l’homme, dressé dans un sursaut d’éblouissement, abattait ses deux poings sur les deux brutes terrassées.

Alors la vision, portée sur un glissement difficile à comprendre et d’autant plus admiré, chantait ces vers, d’une pureté espagnole suffisante pour les matelots anglais qui écoutaient :

Ora ! Hora !
De palabra
Nace razon,
Da luze el son[1].

Puis elle baissait les yeux au-dessous d’elle comme si elle eût vu un gouffre, et reprenait :

Noche quitta te de alli
El alba canta hallali[2].

À mesure qu’elle chantait, l’homme se levait de plus en plus, et, de gisant, il était maintenant agenouillé, les mains levées vers la vision, ses deux genoux posés sur les deux bêtes immobiles et comme foudroyées. Elle continuait, tournée vers lui :

Es menester a cielos ir,
Y tu que llorabas reir[3].
  1. Prie ! Pleure ! — Du verbe naît la raison. — Le chant crée la lumière. —
  2. Nuit ! Va-t-en ! — L’aube chante hallali ! —
  3. Il faut aller au ciel, — et rire, toi qui pleurais.