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LES TEMPÊTES D’HOMMES...

pouvait durer longtemps ; les désobéissances à ce qui est notre loi, ou notre fatalité, sont courtes ; parfois l’eau de la mer résiste à la gravitation, s’enfle en trombe et fait une montagne, mais à la condition de retomber. Cette lutte était celle de Gwynplaine. Pour une minute qu’il sentait solennelle, par une prodigieuse intensité de volonté, mais pour pas beaucoup plus de temps qu’un éclair, il avait jeté sur son front le sombre voile de son âme ; il tenait en suspens son incurable rire ; de cette face qu’on lui avait sculptée, il avait retiré la joie. Il n’était plus qu’effrayant.

— Qu’est cet homme ? ce fut le cri.

Un frémissement indescriptible courut sur tous les bancs. Ces cheveux en forêt, ces enfoncements noirs sous les sourcils, ce regard profond d’un œil qu’on ne voyait pas, le modelé farouche de cette tête mêlant hideusement l’ombre et la lumière, ce fut surprenant. Cela dépassait tout. On avait eu beau parler de Gwynplaine, le voir fut formidable. Ceux mêmes qui s’y attendaient ne s’y attendaient pas. Qu’on s’imagine, sur la montagne réservée aux dieux, dans la fête d’une soirée sereine, toute la troupe des tout-puissants réunie, et la face de Prométhée, ravagée par les coups de bec du vautour, apparaissant tout à coup comme une lune sanglante à l’horizon. L’Olympe apercevant le Caucase, quelle vision ! Vieux et jeunes, béants, regardèrent Gwynplaine.

Un vieillard vénéré de toute la chambre, qui avait vu beaucoup d’hommes et beaucoup de choses, et qui était désigné pour être duc, Thomas, comte de Warton, se leva effrayé.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? cria-t-il. Qui a introduit cet homme dans la chambre ? Qu’on mette cet homme dehors.

Et apostrophant Gwynplaine avec hauteur :

— Qui êtes-vous ? d’où sortez-vous ?

Gwynplaine répondit :

— Du gouffre.

Et, croisant les bras, il regarda les lords.

— Qui je suis ? je suis la misère. Mylords, j’ai à vous parler.

Il y eut un frisson, et un silence. Gwynplaine continua.

— Mylords, vous êtes en haut. C’est bien. Il faut croire que Dieu a ses raisons pour cela. Vous avez le pouvoir, l’opulence, la joie, le soleil immobile à votre zénith, l’autorité sans borne, la jouissance sans partage, l’immense oubli des autres. Soit. Mais il y a au-dessous de vous quelque chose. Au-dessus peut-être. Mylords, je viens vous apprendre une nouvelle. Le genre humain existe.

Les assemblées sont comme les enfants ; les incidents sont leur botte à surprises, et elles en ont la peur, et le goût. Il semble parfois qu’un ressort